La vision de l’Autre en Égypte

Ce dossier a été constitué pour un cours sur la vision de l’Autre, de l’étranger, dans les civilisations antiques donné en 2007-2008 par Christophe Rime (collège de Saussure, Genève). La traduction française est de lui.

Petit lexique des principaux noms ethniques désignant en Égypte les étrangers :

Asiatiques : Aamou ou Mentyou
Nomades ou Nubiens : Setyou ou Nehesyou
Extérieurs, étrangers : Routy
Hommes de tribus « en arc » : Iountyou
Les hommes du désert : Medjaou
Tribus de Syrie : Retjenou
Les peuples de la mer : Hyksôs
Les Lybiens : Meshoush ou Tjemehou

A.
Miriam Lichtheim, Ancient Egyptian Literature, Vol. I, The Old and Middle Kingdoms, UCP, Berkeley, 1975

The Autobiography of Weni, pp. 18-23, Moyen Empire, Maire de Nekhen sous les règnes de Pepi I, Teti et Mernere, Abydos, VIe dynastie.

« Quand Sa Majesté entreprit une action contre les Asiatiques — marcheurs de sable — Sa Majesté mit sur pied une armée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes (…). Sa Majesté m’envoya à la tête de cette armée (…). Cette armée s’en est retournée en sécurité, elle a ravagé le pays des marcheurs de sable (…), elle a mis à terre le pays des marcheurs de sable (…), elle a pillé ses forteresses (…), elle a mis le feu à toutes ces grandes maisons (…), elle a abattu ses troupes par dizaines de milliers (…), elle a ramené beaucoup de captifs.

(…) Sa Majesté m’a envoyé pour diriger ses armées cinq fois, afin d’attaquer le pays des marcheurs de sable aussi souvent qu’ils se rebellèrent (…). On m’a rapporté qu’il y avait parmi ces étrangers des maraudeurs (…). Je suis venu et je les ai pris et abattu tous les maraudeurs parmi ces étrangers. »

B.
The Autobiography of Harkhuf, pp. 23-27. Assouan, VIe dynastie, gouverneur de Haute Égypte et mena quatre expéditions en Nubie.

« Sa Majesté m’envoya une seconde fois seul [en direction du pays de Yam]. (…) J’explorai ces contrées étrangères. (…) Ensuite Sa Majesté m’envoya une troisième fois vers le pays de Yam. J’y suis allé depuis le nome de This vers la route de l’Oasis. Là j’ai découvert que le gouverneur du pays de Yam s’était enfui au pays des Tjemeh [Lybiens] afin de frapper les Tjemeh. »

C.
The Prophecies of Neferti, pp. 139-145. Le sage Neferti est attaché à la cours du roi Snefru, IVe dynastie. Il annonce des temps maudits pour l’Égypte, un peu comme l’Apocalypse biblique.

« Regarde, les grands ne règnent plus sur le pays, ce qui avait été fait est défait, (…) le disque solaire est couvert et les gens ne voient plus, (…) sèche est la rivière en Égypte (…). »

et voilà la métaphore pour les invasions venant du Nord :

« Un oiseau étranger va voler dans le Delta, il aura fait son nid à côté du peuple, (…) de ce fait toutes les choses agréables vont périr. (…) Tout bonheur a disparu (…), le pays est mis à genoux et dans la détresse, rendu dépendant des Asiatiques qui parcourent le pays. Les ennemis se sont levés à l’Est. Les Asiatiques sont descendus en Égypte. »

Suit une description du monde à l’envers — les récoltes calamiteuses, le bonheur qui a disparu, le désordre règne etc… jusqu’à ce que le nouveau roi venu du Sud Ameny ramène le calme en Égypte.

« Les Asiatiques tomberont sous son épée, les Lybiens tomberont sous sa flamme, les rebelles sous sa puissance, ainsi que les traîtres. Il reconstruira le mur du gouverneur, afin d’empêcher les Asiatiques d’entrer en Égypte, (…) c’est alors que le chaos est écarté. »

D.
The Admonitions of Ipuwer, papyrus Leiden 344, pp. 149-163. XIIe dynastie.

« Les étrangers sont partout dans la population. (…) Des porteurs d’arc (Neuf arcs) sont en Égypte. »

Suivent des lamentations décrivant le pays sans-dessus-dessous par la faute de l’incursion des étrangers. Situation à laquelle Ipuwer demande de réagir :

« Personne ne veut s’élever [contre les Asiatiques] pour les [Égyptiens] protéger. (…) Chaque homme doit se battre pour ses sœurs et se protéger. Ce sont des Nubiens ? Et bien nous allons nous protéger. Il existe beaucoup de combattants pour repousser les Neuf arcs. Sont-ce des Lybiens ? Et bien nous allons les repousser. (…) Ce qui s’est passé c’est que l’on a laissé les Asiatiques connaître l’état du pays (…). »

E.
G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l’époque pharaonique, Librairie d’Amérique et d’Orient, Paris, 1988.

L’histoire de Sinuhé, XIIe dynastie, pp. 1-26.
Un fonctionnaire, à la mort de son roi — Sésostris Ier — s’enfuit vers la Palestine et devient un grand administrateur des pays « asiatiques ».

Il traverse le Delta puis l’isthme de Suez :

« Quand vint le temps du souper, j’approchai de la ville de Négaou [Nord du Delta]. Je traversai [le Nil] sur un chaland dépourvu de gouvernail, grâce à la brise du vent d’ouest, et je passai à l’est de la carrière, en amont de la Dame de la Montagne Rouge. Faisant route vers le nord, j’atteignis les Murs du Prince qui ont été construits pour repousser les Bédouins et pour écraser les Coureurs des sables (…). »

Plus loin, Sinuhé affirme encore :

« Inutile de mentionner le pays de Réténou [Palestine] : il est à toi [Sésostris] comme tes chiens. »

F.
Miriam Lichtheim, Ancient Egyptian Literature, Vol. I, The Old and Middle Kingdoms, UCP, Berkeley, 1975

The Instruction of Kind Amenemhat I for his son Sesostris Ie, pp. 135-139.
Encore une sagesse qui confirme la soumission des Asiatiques dont vient de nous parler Sinuhé :

« J’ai voyagé à Yebu et je suis retourné dans le Delta, (…) j’ai remis les choses en ordre, j’ai soumis les lions, j’ai capturé les crocodiles, j’ai réprimé ceux de Wawat, j’ai capturé les Medjaiw, j’ai fait que les Asiatiques marchent comme des chiens. »

G.
La Stèle-frontière de Sesostris III, pp. 118-120.

Sesostris III va lancer une campagne sur la frontière sud de l’Égypte, en Nubie et voilà ce qu’il écrit à la postérité :

« J’ai repoussé mes frontières plus au sud que mes pères ne l’avaient fait, j’ai rajouté à ce qui m’avait été légué, (…) un couard est celui qui se laisse enfoncer ses frontières. Depuis que le Nubien entend les mots de ma bouche, lui répondre équivaut à lui faire prendre la fuite. Attaque-le, il te tournera le dos, ordonne la retraite et il commencera à te charger. Ils ne sont pas des gens que l’on peut respecter. Ils sont lâches et perdus, sans espoir. (…) J’ai capturé leurs femmes, je me suis emparé de leurs biens, tué leurs troupeaux, couper leur moisson, y ai mis le feu (…). Comme pour n’importe lequel de mes fils qui maintiendra cette frontière que Ma Majesté a fortifiée, celui-ci sera mon fils, né de ma majesté. Le fils véritable est celui qui égale son père, qui garde la frontière de son géniteur. Cependant que celui qui l’abandonne, qui ne se bat pas pour elle, celui-ci n’est pas mon fils, il n’est pas né de moi (…). Vous devez vous battre pour cela. »

H.
Miriam Lichtheim, Ancient Egyptian Literature, Vol. II, The New Kingdom, UCP, Berkeley, 1984

The Autobiography of Ahmose, son of Abana, pp. 12-15.
Inscriptions de la tombe d’El-Kab. Général sous les pharaons Ahmose, Amenhotep I et Thoutmosis I. Il a combattu au Nord contre les fâmeux Hyksos, puis au Sud en Nubie.

Expulsion des Hyksos :

« Quand la ville d’Avaris [dans le Delta] était assiégée, je combattis bravement à pieds en présence de Sa Majesté. (…) J’ai fait des captures et coupé des mains. (…) »

Suit les autres sites du Nord assiégé par l’armée du pharaon et à chaque victoire, Ahmose se couvre de gloire, coupe des mains et se voit l’heureux propriétaire des esclaves qu’il a capturés.

Ensuite il accompagne le roi dans la campagne méridionale :

« Maintenant que Sa Majesté a tué les nomades d’Asie [Hyksos], il fait voile vers le sud en Nubie, afin de détruire les archers nubiens. Sa Majesté a procédé à un grand massacre parmi eux et j’ai ramené des possessions de leur population : deux hommes vivants et trois mains. »

Suivent les descriptions des récompenses et on répète encore deux fois successivement la narration d’autres campagnes, victoire, ennemi terrassé, réduction en esclavage et prises de guerre — en Nubie, en Syrie.

I.
Hérodote, Enquête, Livre II, 91

« Les Égyptiens s’opposent à l’introduction chez eux de coutumes grecques, et d’ailleurs des coutumes de tous les autres peuples en général. Ils ont tous sur ce point la même attitude. Cependant (…) voici les honneurs qu’il rendent à Persée, à la manière des Grecs : (…) »

suit la description de rituels culturellement grecs.

J.
Papyrus Jumilhac XVIII, 9-12, cité p. 113 de Dominique Valbelle, Les Neuf Arcs ; L’Égyptien et les étrangers de la Préhistoire à la conquête d’Alexandre, A. Colin, 1990

« Si on ne décapite pas l’ennemi qu’on a devant soi [qu’il soit modelé] en cire, [dessiné] sur un papyrus vierge, ou [sculpté] en bois d’acacias ou en bois de Hm3, suivant toutes les prescriptions du rituel, les habitants du désert se révolteront contre l’Égypte, et il se produira la guerre et la rébellion dans le pays entier. On n’obéira plus au roi dans son palais, et le pays sera privé de défenseur. »

K.
Prophéties de Neferti, 51-53, Miriam Lichtheim, op. cit., pp. 139-149.

« Le disque solaire est voilé, il ne brillera plus pour que le peuple puisse voir ; On ne peut pas vivre si les nuages (le) recouvrent, et, privé de lui, tous les hommes seront sourds. Le fleuve d’Égypte est vide. On traverse à pied. Le vent du sud combattra le vent du nord et le ciel ne sera qu’une seule tempête ! »

L.
Le Grand hymne à Aton de Tell el-Amarna, NE, XVIIIe dynastie, Cf. J. Cerny, JEA 34, 1948, p. 122 ou Miriam Lichtheim, supra, vol. II, p. 138.

« Le pays de Syrie, le Soudan, la terre d’Égypte, tu mets chacun d’eux à sa place, et tu pourvois à leurs besoins ; chacun a sa nourriture, et son temps de vie est compté. Les langues sont séparées en langages, de même que les types humains ; leurs [couleurs de] peaux sont différenciées, car tu as différencié les peuples. »

M.
Inscriptions du temple d’Esna, n° 249, ligne 2, époque d’Hadrien.

Hypothèse de lecture :

« Ils rendirent la langue de chaque contrée différente de [celle d’] une autre contrée, de sorte que l’étranger se trouve [linguistiquement parlant] séparé de l’Égypte. »

N.
Jean Yoyotte, Kêmi X, 1949.

« Ayant été amenés en Égypte, ils furent placés dans des forteresses (…). Ils entendirent, au service du roi, le langage des Égyptiens, et le roi fit qu’ils oublient leur propre langage, il retourna leurs langues (…). »

La vision de l’Autre à Rome
La vision de l’Autre en Grèce
La vision de l’Autre en Perse