L’industrialisation du XVIIIe-XIXe ne résulte pas d’un simple progrès technologique permis par Newcomen et Watt puisque les Anciens connaissaient déjà la machine à vapeur. Les conditions sociales et économiques comptent dans la diffusion d’une invention.
Alain Bresson, <em>L'économie de la Grèce des cités, Tome 1, Les structures et la production</em>,  coll. « U - Histoire », Armand Colin, 2007, 263 p.
Alain Bresson, L'économie de la Grèce des cités, Tome 1, Les structures et la production, coll. « U - Histoire », Armand Colin, 2007, 263 p.

Qui est le moteur de l’histoire ? Marx et le moulin à eau ? Weber et le bourgeois protestant ?

[…] Pour Marx, les institutions ne sont que le produit de la lutte des classes, elle-même déterminée par le « niveau des forces productive ». Le moulin à eau aurait généré la féodalité et la machine à vapeur le capitalisme moderne […] Pour Marx, c’était le progrès technique qui était « en dernière instance » le moteur de l’histoire. Le schéma reposait sur une logique évolutionniste accordant au progrès technique, aux forces productives et à la maîtrise sans cesse plus grande de la nature le rôle de vecteur déterminant inéluctablement l’évolution sociale. La correspondance éventuelle entre un certain niveau de force productive et d’organisation institutionnelle est une chose […] Mais, comme on l’a reconnu depuis longtemps, autre chose est d’établir un lien de causalité univoque entre les deux niveaux. En effet, on peut aussi bien soutenir que le capitalisme est nécessaire à l’invention de la machine à vapeur que la thèse opposée, de sorte qu’une explication annule l’autre. Weber a inversé le paradigme (d’où, pendant longtemps, la volonté de faire de son enseignement un antidote à Marx). Pour lui, c’était l’institution qui donnait vie au système économique, et non l’inverse. Pas de machine à vapeur sans bourgeois puritain, pourrait-on dire. Certes, la logique un peu simpliste présentée dans L’éthique protestante fit place par la suite à des analyses plus nuancées […] Mais l’inspiration fondamentale resta toujours la même et ce n’est nullement un hasard si Weber prit un intérêt particulier à décrire les formes religieuses et politiques du judaïsme antique ou des mondes indien et chinois […]

 

 


Le coût de l’énergie en Grèce antique: machine à vapeur contre prix du bois de chauffe

[…] À Délos, à l’époque hellénistique, le prix du bois de chauffe a varié entre 4 oboles et au moins 1 drachme 4 oboles le talent (environ 26 kg, soit une dizaine de bûches). ce qui comparativement aux autres denrées est très élevé […] À Athènes, vers 330, le montant d’une journée de salaire d’un travailleur non qualifié […] était de l’ordre de 1 drachme 3 oboles […] Le charbon de bois était d’un coût encore plus important, du fait des conditions de sa fabrication, mais il permettait d’atteindre les températures élevées qui étaient indispensables dans la fonte et le travail des métaux. À Délos, un « panier » de charbon de bois coûtait 9 drachmes 3 oboles (soit, si l’on devait transposer ce chiffre dans l’Athènes du IVe siècle l’équivalent de plus de six journées d’un travailleur non qualifié) […] L’énergie était très chère, et il est clair qu’il s’agissait là d’un facteur qui limitait le développement économique, entre autres par exemple celui d’un développement sidérurgique de masse, qui était de toute façon bridé par la quantité de bois disponible […]
La machine à vapeur constitue un bel exemple d’histoire contre-factuelle. On sait en effet par Héron, un ingénieur alexandrin du Ier siècle de notre ère mais héritier de toute la tradition hellénistique, en particulier du grand Ktèsibios, qui vécut au IIIe siècle a.C., que fut mis au point un petit modèle de machine à vapeur. Le recueil des Pneumatiques est sans doute le plus célèbre des traités d’Héron […] Il s’agit d’un véritable festival de réalisations technologiques qui mettent en œuvre l’air et les liquides. On y trouve ainsi une multitude de mécanismes fameux, comme les […] oiseaux qui chantent quand on fait couler de l’eau dans un vase […], une pompe à incendie […], un orgue hydraulique […], une machine à ouvrir automatiquement les portes d’un temple […] Parmi ces mécanismes, on trouve la description d’une machine à vapeur à turbine […] La vapeur passe dans une sphère susceptible de tourner autour d’un axe. Les jets de vapeur sortant de tuyères coudées en opposition et fixées sur la sphère mettent cette dernière en mouvement. La sphère peut atteindre une rotation très rapide. Si, indubitablement, les Anciens tenaient le principe de la machine à vapeur – d’autant plus que c’est de la description d’Héron que repartirent les ingénieurs et mécaniciens de la Renaissance – ne faut-il pas voir là une preuve du désintérêt de la culture antique pour les questions économiques, et singulièrement pour le développement de nouvelles sources d’énergie ? […]

 

La machine de Héron pouvait-elle être fabriquée ?

[…] En réalité, deux obstacles s’opposaient à l’exploitation pratique de la machine. Le premier est de nature technique. A. G. Drachmann et J. G. Landels ont montré les points faibles de cette machine […] Il y a d’abord un problème d’ingénierie […] ainsi, on ne disposait pas de tube d’acier, ni de vis métallique pour monter la machine. La question de la résistance du métal aurait en effet considérablement réduit la possibilité de mettre en œuvre une machine qui ne tombe pas sans cesse en panne. Se pose ensuite la question du joint entre la partie mobile (la sphère) et la partie fixe (les tuyaux d’alimentation en vapeur). Le second problème, non moins redoutable, aurait été celui de l’utilisation de la force rotative produite. Pour rendre l’énergie utilisable, il faudrait récupérer cette force sur un axe tournant beaucoup moins vite mais développant une puissance beaucoup plus grande […] Il aurait donc fallu utiliser un système de pignons, qu’Héron savait certes manier. Avec une telle machine, on peut raisonnablement atteindre jusqu’à 1500 tours minutes. Mais dans ce cas, avec la qualité des systèmes de pignons dont on disposait, les pertes d’énergie auraient été considérables […] : la machine d’Héron n’aurait eu un rendement que de l’ordre de 1 %, ce qui par avance l’aurait disqualifiée pour toute application pratique, du fait de son coût prohibitif par rapport au simple travail humain […]

Pourquoi Héron n’a-t-il pas été le Newcomen de l’Antiquité ? Les conditions sociales et économiques d’une innovation

Cependant, la mise au point de la « vraie machine », celle de Newcomen et de Watt, pose le problème de ses conditions sociales et économiques d’apparition […] II y a en effet un paradoxe que l’on doit immédiatement relever […] Pourquoi Héron, ou l’un de ses prédécesseurs alexandrins, n’a-t-il pas été le Newcomen de l’Antiquité ?

Depuis Ktèsibios en effet, on disposait, séparément, de la plupart des éléments qui auraient été nécessaires. Le système de l’arbre à cames, qui permet de transformer un mouvement rotatif en mouvement alternatif rectiligne discontinu, était connu d’Héron […] Il fut utilisé de manière concrète pour actionner des pilons ou dans les scieries tardo-antiques […] Il manquait certes la technique de la bielle, qui permet de transformer un mouvement alternatif rectiligne en mouvement circulaire continu, et réciproquement […] et les quelques technologies manquantes n’étaient pas hors de portée des ingénieurs hellénistiques […] Mais […] il manquait une motivation économique et des conditions favorables de développement […]

Dans la décennie 1551-1560, l’Angleterre produisait déjà environ 210 000 tonnes de houille. La hausse fut considérable dans le siècle qui suivit et, vers 1700, elle en produisait environ 3,5 millions de tonnes […] L’exploitation, qui existait dès le Moyen Âge (et même dès l’Antiquité), prit un essor rapide au XVIe siècle. Il est frappant de voir que l’essor de l’exploitation accompagna celui de la population. Ce charbon était alors utilisé essentiellement pour le chauffage domestique, et non pas pour des applications de production métallurgique […] Néanmoins, cette augmentation eut un profond impact sur l’économie anglaise. Malgré la pollution qu’il provoquait, il avait en effet l’avantage de procurer comparativement à très bas prix par rapport au bois des conditions de chauffage, donc de confort et d’hygiène, incomparablement supérieures […] Mais aussi, par un effet de substitution, l’utilisation de la houille permit d’économiser des surfaces […] considérables et une grande quantité de main-d’œuvre, qui devenait disponible pour d’autres utilisations. De fait, per capita, et avant même la découverte de la machine à vapeur, la quantité d’énergie mais aussi de fer dont disposait un Anglais vers 1700 était déjà largement supérieure à celle d’un Européen du continent. Or, les mines anglaises posaient pourtant un redoutable problème. Creusées très en profondeur, elles étaient particulièrement envahies par l’eau. Les techniques d’exhaure disponibles demeuraient d’un coût élevé. C’est sur ce terrain-là que naquit la machine de Newcomen. Elle était destinée à répondre à une demande précise : drainer les mines, et elle y répondit effectivement. Le coût élevé d’installation d’une machine volumineuse et surtout son rendement encore faible supposaient qu’elle soit utilisée en un lieu où la houille était disponible à un coût très bas, soit de manière préférentielle sur son lieu de production, pour éviter des coûts de transport qui demeuraient élevés s’ils n’étaient pas effectués par voie d’eau. Pour presque un siècle, la machine de Newcomen (et même initialement celle de Watt à partir de 1763) servit prioritairement au pompage des mines de houille, accessoirement à celui des mines d’étain de Cornouaille […] La diversification vers d’autres usages (comme dans l’industrie textile) fut plus longue à se mettre en place. En revanche, dans les mines, cette machine faisait merveille et elle permit l’exploitation de puits profonds, faisant ainsi sauter le verrou qu’aurait inévitablement rencontré l’exploitation traditionnelle […] La mise au point de la machine à vapeur, c’est-à-dire le processus technique qui mène de l’invention à l’innovation […] ne pouvait s’effectuer que dans un cadre où l’exploitation de la machine présentait un réel intérêt. I1 fallait pour cela disposer d’un combustible à bas prix et à haute teneur énergétique : la houille […] la houille permit à l’Angleterre d’assurer le vrai passage dans l’ère industrielle, quand les Pays-BasClionautes : les Pays-Bas ont par ailleurs accumulé davantage de capital commercial et ont pris moins de risques en réinvestissant. C’est ainsi que l’Angleterre a pris l’avantage : en réinvestissant des bénéfices inférieurs à ceux des Provinces-Unies du XVIIe siècle., pourtant dotés des meilleures conditions institutionnelles et de la population la plus industrieuse qui soit, finirent par abandonner le rôle de pionnier qui avait été le leur […] Or, le hasard écologique a privé les civilisations méditerranéennes de la possibilité d’exploiter des combustibles fossiles. En Grèce ancienne, le bois était un combustible particulièrement rare et cher. Un talent de bois n’aurait même pas suffi à faire monter en pression une machine du type de Newcomen. Pour des raisons de coût, il n’y avait donc pas la moindre chance pour qu’un processus de mise au point de la machine à vapeur puisse être même envisagé dans l’Antiquité. Même comparativement à la force humaine […] l’utilisation d’une machine du type de celle d’Héron n’aurait tout simplement pas été rentable […]