L’expédition de Kabylie, par François-Victor Hugo.

Cet article au vitriol contre la politique coloniale française en Algérie est écrit par le quatrième enfant de Victor Hugo, François-Victor Hugo, et évoque notamment le siège de Zaatcha, en novembre 1849. On notera donc une erreur de chronologie dans le début de l’article. Le journal dans lequel paraît l’article fut créé par Victor Hugo pour soutenir Louis-Napoléon Bonaparte. Trop critique par la suite, il fut interdit en septembre 1851.
Le siège de Zaatcha résonne aujourd’hui avec une actualité récente. Parmi les vingt-quatre têtes remises à l’Algérie par la France le 4 juillet 2020 figure en effet celle du défenseur de Zaatcha, le cheikh Ahmed Bouziane, considéré en Algérie comme un martyr de la résistance anticoloniale.


L’événement
L’expédition de Kabylie

« L’an dernier, le caprice d’un agent quelconque du gouvernement français frappa d’une contribution arbitraire un village à peu près inconnu, perdu dans une oasis au milieu du désert. Ce village s’appelait Zaatcha ; il refusa de payer et s’insurgea. Le gouvernement (dirigé par Viala Charon, un vétéran des campagnes napoléoniennes ndr) s’émut à peine de cette résistance, et détacha négligemment trois bataillons, sous les ordres d’un colonel, pour obtenir rançon de Zaatcha.

Réduire Zaatcha, c’était, croyait-t-on, l’affaire d’une promenade ; pour s’en rendre maître il suffisait de se présenter ; c’était pour le colonel une expédition d’agrément. Les trois bataillons prirent gaîment le chemin de Zaatcha ; ils traversèrent la plaine et arrivèrent enfin à une immense forêt de palmiers. Au milieu de cette forêt, ils trouvèrent enfin Zaatcha. Mais Zaatcha  n’était pas un village comme un autre ;  Zaatcha avait une muraille très solide flanquée de tours :  cette bourgade était une vraie place forte. Les Français sommèrent Zaatcha d’ ouvrir ses portes. Zaatcha (défendue par le cheikh Ahmed Bouziane, ndr) refusa ; elle accueillit les Français, mais à coups de fusil. Alors une guerre, une guerre meurtrière, s’engagea entre nos admirables soldats, qui se battaient à découvert, et les Arabes qui se battaient derrière les murs, et naturellement après les assauts héroïques, les Français furent en dernier lieu obligés de se replier et d’attendre le renfort de Constantine.

Mais ce renfort ne suffit pas. On demanda du renfort à Alger. Mais ce renfort ne suffit pas. Enfin, on demanda du renfort à Oran, qui est la province la plus éloignée. Au lieu de trois bataillons, Zaatcha eut devant-elle une véritable armée 6.000 hommes – et du canon. On fit alors un siège en règle. Bref, Zaatcha fut prise mais au prix de quels efforts ! On fut obligé d’abattre toute une forêt de palmiers ! Tous les habitants du village, hommes, femmes et enfants se firent tuer ! Pour vaincre Zaatcha il fallut la détruire. il ne resta plus pour payer les impôts que des ruines et des cadavres !

Par compensation, depuis ce jour-là, le colonel Canrobert (1) est devenu général ! (François Certain de Canrobert eut aussi la légion d’honneur le 10 décembre 1849, ndr)

Malgré cette formidable épreuve, l’insouciance du gouvernement français n’a pas changé. Hier, l’Assemblée a autorisé le ministre de la guerre à entreprendre l’expédition contre la Petite-Kabylie.
Or, Qu’est-ce que la Petite-Kabylie ?
Ce n’est pas une tribu comme Zaatcha, c’est une masse compacte de soixante tribus. Ce n’est pas un village comme Zaatcha, c’est une nation, une nation non pas nomade comme les Arabes, mais sédentaire ; vivant non pas comme les Arabes sous un régime oligarchique, mais dans une sorte de démocratie, et n’habitant jamais que dans les montagnes : une Suisse en petit.
Et quel est le prétexte cette déclaration de guerre ? C’est la nécessité de rendre sûre la communication entre Philippeville et Constantine. Or, cette communication est si peu menacée en réalité que, comme l’a fait remarquer M. Barrault, le prix du transport des voitures sur cette route a diminué sensiblement depuis deux ans. Quelques maraudages ont été commis, il est vrai, dans la vallée du Saf-Saf. Mais c’est une affaire de gendarmes, et non de soldats. D’ailleurs, pour protéger la vallée, n’eût-il pas suffi d’y faire camper deux bataillons ? Est-ce que la Petite-Kabylie s’est insurgée ? Non, de l’aveu du général de Lamoricière, elle est constamment restée neutre.

Or, de quel droit fait-on toute une nation responsable de quelques pillards ? De quel droit et sous quel prétexte frivole engage-t-on ainsi dans l’inconnu l’avenir de toute une colonie ?

Qui sait, après qu’une bourgade comme Zaatcha a pu lutter trois mois contre 6.000 hommes, qui sait combien de temps peuvent résister 60.000 Kabyles armés devant 8000 Français ?

L’avenir seul le sait.

Mais ce qui est certain c’est que voilà vingt et un ans que nous avons mis le pied en Algérie et que l’Algérie n’est pas conquise.  Ce qui est certain, c’est que chaque année, la France entretient, en Algérie, une armée de 80.000 hommes et jette sur le sol africain 80 millions ; et que tous ces hommes et tous ces millions se perdent dans ce gouffre sans jamais le remplir.

Ce qui est certain, c’est que le système de la colonisation à coups de fusils n’a rien produit et ne produira jamais rien. C’est que le système de la  guerre a fait son temps ; c’est que l’état de siège est impuissant ; c’est que le canon est stupide.

Ce qui est certain, c’est que la France, au lieu de soumettre les Arabes par les idées d’humanité et de justice , ne les a combattus jusqu’ici que par la force et la barbarie.

Ce qui est certain, c’est que nous sommes venus pour apporter en Afrique la civilisation chrétienne et que nous y continuons les Turcs ».

François-Victor Hugo, article du journal l’Événement, 26 mars 1851.

(1) : François Canrobert fut plus tard sénateur de la Charente de 1879 à 1894. Dans Choses vues, son collègue Victor Hugo, par ailleurs père de l’auteur de cet article, en fait la description suivante :  « J’ai vu Canrobert au Sénat. Caboche de reître. Méchant, mais bête. »

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