LA POLITIQUE DE PIE XI (1922-1939) VUE PAR L’AMBASSADEUR DE FRANCE AU VATICAN
« De prévention, je n’ai connu à Pie XI que contre le sectarisme, quelle qu’en fût la forme : religieuse, politique ou nationale. Religions intolérantes, ombrageuses, jalouses, ambitieuses d’emprise sur l’Etat ; confréries politiques sournoises, étendant leurs ramifications dans les rouages de l’Etat ; nationalités arrogantes, empiétant sur les droits des autres dans le sein d’Etats composites : autant de choses qui le choquaient. Mais c’était plutôt répugnance que prévention ; et il la mettait de côté pour négocier et traiter, comme si de rien n’était, avec les pays, où, selon lui, ces phénomènes se présentaient.
Il prenait la situation au point où elle était et pour ce qu’elle était, ne se dérobant pas aux occasions d’améliorer la position de l’Eglise dans des Etats où elle avait traversé des heures difficiles – en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie par exemple – ne contestant pas non plus à d’autres Etats – comme l’Autriche – le droit de prendre le catholicisme pour base d’une indépendance menacée ou insuffisante étayée par un sentiment national hésitant. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait au mieux des intérêts de l’Eglise et des pays mêmes à qui elle avait affaire.
Sa politique, en matière ecclésiastique, tendait à la conclusion de contrats : concordats proprement dits, quand c’était possible ; modus vivendi, quand il n’y avait pas mieux à faire. Je l’ai vu passer des conventions de l’un et l’autre type, tantôt avec de grands Etats comme l’Allemagne, tantôt avec de plus petits, comme la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. C’était la tradition moderne du Saint-Siège ; il n’y dérogeait pas. Inférer de son accord avec tel ou tel pays qu’il était plus accommodant avec l’un qu’avec l’autre, porté par sympathie vers l’un plutôt que vers l’autre, est, à mon avis, une induction gratuite. Pie XI et son Secrétaire d’Etat tiraient seulement le meilleur parti possible des circonstances. Si un gouvernement leur apportait un pont d’or, ils le prenaient, quitte à en expérimenter la solidité à l’usage. C’est ce qu’ils firent avec le Reich. Ils acceptèrent le pont d’or que leur apporta, en 1933, von Papen, et, à partir du moment où le pont se mit à craquer (très vite, au bout de six mois), ils accumulèrent les protestations.
Avec les gouvernements, comme d’ailleurs avec les individus, Pie XI n’était jamais prisonnier de la confiance qu’il leur avait faite, voire des illusions qu’il avait pu avoir sur eux. Déçu, il rectifiait son jugement avec une complète indifférence à l’apparence de se déjuger. Il ne s’entêtait, par faux amour-propre, ni dans la confiance, ni dans l’illusion, ne prétendait pas avoir raison contre les faits.
Il ne pratiquait pas la politique du système, ni celle du sentiment, ni celle de passion. Dieu sait pourtant si les sept dernières années de son règne, celles pendant lesquelles j’ai pu l’observer, l’ont fait assister à des événements propres, soit à faire voir des panacées dans tels ou tels régimes, soit à émouvoir la sensibilité, soit à passionner ! A dessein, je m’abstiens de mentionner ici aucun nom géographique, tant il est facile d’en mettre sous les mots abstraits. D’un bout à l’autre de notre continent, travaillé par la crise qui devait bientôt le déchirer, ce ne furent que convulsions, mouvements sociaux, guerres civiles, litiges internationaux, coups de force. Même devant ceux de ces événements qui affectaient le plus les intérêts de l’Eglise catholique (et il y en eut dans des pays très catholiques), Pie XI réussit à garder l’équilibre de l’esprit et la mesure des actes.
Il n’est dans les habitudes du Saint-Siège, ni de s’inféoder aux régimes avec lesquels il s’entend, ni de rompre avec ceux qui ne s’entendent pas avec lui. Pie XI n’a pas dérogé à ces usages. Envers le gouvernement d’Hitler, fort empressé à traiter avec le Vatican pour se consolider au pouvoir, il a si jalousement gardé son indépendance de jugement et sa liberté d’action, qu’il en a fait usage pour condamner publiquement toute l’idéologie nationale-socialiste. Envers le gouvernement de Mussolini, il a pu user de ménagements, se montrer conciliant sur des points mêmes où les concessions lui ont coûté ; mais il a fini par regimber avec assez de vigueur, pour qu’à la fin de son règne ses rapports avec l’Italie fasciste devinssent tendus et que sa mésentente avec elle fût de notoriété publique. Leur dissentiment aurait pu tourner à la crise aiguë, s’il n’était mort sur ces entrefaites. En revanche, il ne prenait jamais l’initiative de rompre le lien diplomatique. C’eût été couper les ponts ; et cela, il ne le voulait pas, parce que renoncer à convaincre, à faire prévaloir tout ou partie de ses revendications, était contraire à sa nature tenace. Je l’ai vu garder un ambassadeur de l’Espagne républicaine pendant toute la période la plus violente de la guerre civile espagnole, jusqu’après la victoire définitive de Franco, et maintenir une nonciature à Madrid aussi longtemps que ce fut matériellement possible.
Mais jamais le lien diplomatique n’a empêché Pie XI de conserver son franc-parler, je devrais même dire son France agir. On le vit bien lors de la visite à Rome d’Hitler et de Ribbentrop. Le Führer s’étant, contrairement à l’usage, abstenu de lui demander audience, le Pape quitta le Vatican pour Castel Gandolfo, en faisant annoncer son départ dans l’Osservatore Romano par un communiqué, où il disait avoir anticipé sur la date de sa villégiature d’été, parce qu’il avait trouvé l’air de Rome malsain. »
François Charles-Roux, Huit ans au Vatican (1932-1940), Flammarion, 1947, pp.53-55.