Rôle des acteurs dans l’histoire
Pour expliquer, l’historien contemporain commence par l’analyse de la situation ; il campe le décor, situe les principaux acteurs, décrit le réseau de contraintes qui s’exercent sur eux, tant matérielles que morales, et la liste peut en être longue, des conditions géographiques aux techniques de toute sorte, des rapports sociaux aux règles juridiques. Puis il montre comment ces conditions déterminent, pour les acteurs, le champ de leurs possibles, qu’ils confrontent à leurs objectifs et à leurs intentions. Il explique ainsi leurs choix, qu’on a coutume de nommer « décision » bien que l’analyse historique ait pour dessein d’en dégager la rationalité et les présente bien davantage comme la suite logique d’une situation plutôt que comme l’effet d’une volonté arbitraire. Tant il est rare, en histoire, que les acteurs aient vraiment le choix…
Toutes les décisions, pourtant, n’obéissent pas à cette rationalité objective où elles constituent une réponse judicieuse à une situation correctement analysée. Il est des cas où la passion l’emporte. L’explication historique change alors son fusil d’épaule, pour s’intéresser aux représentations qui expliquent les conduites ; elle dégage les buts que, subjectivement, l’acteur s’assignait. C’est ce que le sociologue Max Weber appelait la « rationalité par finalité », dont les comportements magiques peuvent constituer un bon exemple.
En croisant ces deux formes de rationalité, objective et subjective, l’histoire, notamment l’histoire politique, prétend élucider les conduites d’acteurs dont elle postule l’intelligibilité. On peut interpréter les discours et les actions de Robespierre en rapport direct avec les contraintes d’ordre politique (situation des forces en présence, menace extérieure contre la France révolutionnaire, etc.), mais également en rapport avec son histoire psychologique personnelle, son éducation et son métier d’avocat provincial, avec son système de représentations imprégné de l’idéal des lumières, son caractère particulier. Il est courant d’opposer cette démarche, caractéristique des sciences humaines et sociales, à celle des sciences de la nature. L’opposition entre les sciences de la nature, qui expliquent par des causes et les sciences humaines, qui comprennent par des raisons, des mobiles, des intentions, parcourt toute la littérature sur l’épistémologie de l’histoire depuis Dilthey et Weber.
Cette opposition classique est pertinente. L’histoire des événements politiques, des guerres ou des révolutions, procède effectivement selon cette démarche « compréhensive », et il serait réducteur d’en limiter le champ de validité à l’analyse des « grands » personnages historiques. Dès lors qu’on postule l’intelligibilité des conduites collectives, leur explication ne relève pas d’une démarche différente de celle des conduites individuelles. Quand un historien actuel veut expliquer les comportements des Français face aux Allemands entre 1940 et 1944, dans leur diversité, il ne raisonne pas autrement que s’il expliquait l’action du général de Gaulle : il montre comment, compte tenu de ce qu’était leur situation effective, de la façon dont ils l’analysaient, mais aussi de leurs préjugés, de leurs objectifs propres, de leurs valeurs, ils se sont différemment accommodés de la présence des Allemands. On retrouve la double dimension des conditions objectives et des finalités subjectives évoquées plus haut. Cette élucidation de conduites individuelles et collectives les rend intelligibles à la fois dans leur dimension rationnelle et dans leur dimension affective et éthique : la peur, la timidité, la haine sont des mobiles de l’histoire en même temps que le calcul ou l’honneur.
Rien de ce qui est humain n’est étranger à l’histoire, parce que son objet propre, Marc Bloch et Lucien Febvre l’ont répété à satiété, et avant eux Fustel de Coulanges ou Seignobos, sans compter tous les autres, c’est l’homme, ou plutôt les hommes en société dans le temps.
Antoine Prost, « Les acteurs dans l’histoire», dans Jean-Claude Ruano-Borbalan (dir.), L’histoire d’aujourd’hui, Éditions Sciences Humaines, Auxerre, 1999.