Le roman éponyme par Louis Pergaud, écrivain franc-comtois, et publié en 1912. —>

« Ce ne fut pas mon entrée à l’école de tout le monde, ni l’enseignement du père Martin (…) qui marquèrent les mois que j’ai passés au Vigan [dans les Cévennes], mais notre bataille avec les enfants de l’autre école.

Chaussés comme nous de galoches à la gauloise, habillés de culottes courtes et de tabliers noirs, charpentés comme nous l’étions, maigres comme nous l’étions presque tous, (…) ces enfants nous ressemblaient comme des frères. (…) Une seule chose nous séparait : nous n’allions pas à la même école !

Nous savions qu’ils disaient que notre gorge était noire et nos oreilles collées. Puisqu’ils pouvaient croire à ces mensonges, ils n’étaient pas comme nous. Ils appartenaient sans doute à une autre espèce, mais nous ne savions pas quelles malformations nous devions leur attribuer. (…) Mais ils avaient sûrement des particularités répugnantes !

« Des points noirs sous les bras, disait La Sisse en baissant la voix. Des points noirs avec de gros vers dedans !

– Des points noirs sous les bras ? reprenaient les plus sceptiques, tout ça c’est des blagues ! (…)

– Non, non et non ! Ils ne sont pas comme nous !

– Le sûr de sûr, reprenait Albric, c’est qu’on leur apprend des choses qui n’existent pas. (…)

– Ils n’apprennent rien comme nous ?

– Tout à l’envers ! affirmait La Sisse.

– Même le calcul ?

– Oh ! le calcul… ça doit être le même que le nôtre… On ne peut pas changer la table des neuf (…).

– Alors, ils apprennent quoi à l’envers ?

– La géographie et l’histoire… Ils disent cul chaque fois qu’il faut dire tête !

– Oui… oui… ils n’auraient pas voulu qu’on prenne la Bastille !

– Le 14 juillet, ils ont la colique !

– Ils n’aiment pas le général Hoche.

– Ni Bonaparte.

– À peine Napoléon !

– Non, non… ils ne l’aiment pas.

– À Waterloo, ils sont avec les Anglais

– Et les Prussiens. (…)

– Ils n’aiment que les rois. (…)

– J’en ai deux qui habitent dans ma maison, avouait Mège d’une voix coupable, comme si ce voisinage aurait pu suffire à le rendre suspect de haute trahison.

– Tu leur parles ? demandait Alric, plus affolé que jamais.

– Non… non… pas bien souvent… quelquefois… des fois, en passant… Ces deux-là ne sont pas des plus mauvais. Ils seraient même gentils s’ils ne marchaient pas avec les autres.

– Méfie-toi ! disait La Sisse. Avec eux, on ne sais jamais » (…)»

Source : André CHAMSON, Le chiffre de nos jours, Paris, Gallimard, 1954, 415 p., p. 297-302, rapporté par Pierre CHEVALLIER, Bernard GROSPERRIN, L’Enseignement français de la Révolution à nos jours., II, Documents, Paris, La Haye, Mouton, 1971, XVIII-486 p., p. 340-342.