« (…) Les écoles normales primaires étaient à cette époque de véritables séminaires, mais l’étude de la théologie y était remplacée par des cours d’anticléricalisme. On enseignait à ces jeunes gens que l’Église n’avait jamais été rien d’autre qu’un instrument d’oppression et que le but et la tâche des prêtres (…) était de nouer sur les yeux du peuple le noir bandeau de l’ignorance (…). La papauté était dignement représentée par les deux Borgia, et les rois (…) ne s’occupaient guère que de leurs concubines quand ils ne jouaient pas au bilboquet (…). C’est-à-dire que les cours d’histoire étaient élégamment truqués dans le sens de la vérité républicaine. (…)

Les normaliens frais émoulus étaient donc persuadés que la grande révolution avait été une époque idyllique, l’âge d’or de la fraternité poussée jusqu’à la tendresse : en somme, une expérience de bonté. Je ne sais pas comment on avait pu leur exposer – sans attirer leur attention – que ces anges laïques, après vingt mille assassinats suivis de vol, s’étaient entreguillotinés eux-mêmes. Il est vrai, d’autre part, que le curé de mon village (…) considérait la sainte Inquisition comme une sorte de conseil de famille : il disait que si les prélats avaient brûlé tant de Juifs et de savants, ils l’avaient fait les larmes aux yeux, et pour leur assurer une place au paradis. (…)

Cependant, les études de ces normaliens ne se bornaient pas à l’anticléricalisme et à l’histoire laïcisée. Il y avait un troisième ennemi du peuple, et qui n’était point dans le passé : c’était l’alcool. De cette époque datent L’Assommoir et ses tableaux effrayants qui tapissaient les murs des classes. On y voyait des foies rougeâtres (…). Les normaliens, poursuivis, jusque dans les dortoirs, par cet horrible viscère (…), étaient peu à peu frappés de terreur. (…) La terrasse des cafés, à l’heure de l’apéritif, leur paraissait une sorte de cimetières des suicidés. (…) Mais ce qu’ils haïssaient le plus, c’étaient les liqueurs dite « digestives », les bénédictines et les chartreuses, « avec privilège du Roy », qui réunissaient dans une trinité atroce l’Église, l’Alcool et la Royauté.

Au delà de la lutte contre ces trois fléaux, le programme de leurs études était très vaste, et admirablement conçu pour en faire les instructeurs du peuple, qu’ils pouvaient comprendre à merveille, car ils étaient presque tous fils de paysans ou d’ouvriers. (…) Alors le père ou le grand-père, et parfois les voisins – qui n’avaient jamais étudié qu’avec leurs mains – venaient leur poser des questions et leur soumettre des petites abstractions dont jamais personne au village n’avait pu trouver la clef. Ils répondaient, les anciens écoutaient, gravement, en hochant la tête. (…)

Car le plus remarquable, c’est que ces anticléricaux avaient des âmes de missionnaires. Pour faire échec à « Monsieur le curé » (dont la vertu était supposée feinte), ils vivaient eux-mêmes comme des saints, et leur morale était aussi inflexible que celle des premiers puritains. M. l’inspecteur d’Académie était leur évêque, M. le recteur, l’archevêque, et leur pape, c’était M. le ministre : on ne lui écrit que sur grand papier, avec des formules rituelles. « Comme les prêtres, disait mon père, nous travaillons pour la vie future : mais nous, c’est pour celle des autres. » (…)»

Source : Marcel PAGNOL, La Gloire de mon père, Monte-Carlo, Pastorelly, 1957, 309 p.

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