Édouard Herriot, Président de la Chambre des députés et Jules Jeanneney, Président du Sénat
Édouard Herriot, Président de la Chambre des députés et Jules Jeanneney, Président du Sénat

Les chambres du Parlement français ne furent pas supprimées après le vote juillet 1940, même si elle ne furent jamais réunies. Les mandats des députés avaient en effet été prorogés jusqu’en 1942. Pendant longtemps, on envisagea aux États-Unis la possibilité que les Chambres se vissent remettre par Pétain les pleins pouvoirs confiées en juillet 1940 dans le but d’écrire une nouvelle constitution. De Gaulle prit d’ailleurs contact en juillet 1940 avec Jules Jeanneney par l’intermédiaire de Philippe Roques, résistant et secrétaire de Georges Mandel. Les Allemands déportèrent d’ailleurs Herriot en 1944 en prévision d’une manœuvre de restauration du pouvoir des chambres.
Herriot et Jeanneney n’avaient pas pris part au vote en raison de leurs fonctions mais des députés ayant voté« oui» le 10 juillet 1940 laissèrent entendre qu’ils les avaient influencés. Encore après-guerre, les partisans du député-chanoine Desgranges revendiquèrent la légitimité des élus du suffrage universel de 1936 contre l’absence de fondement juridique du Gouvernement provisoire et son ordonnance d’Alger en date du 21 avril 1944 disposant inéligibilité des parlementaires ayant voté «oui» le 10 juillet 1940.
La lettre du 31 août 1942 eut un grand retentissement dans la presse américaine. Elle apparaissait à la fois cinglante, sans formule de politesse, et quelque peu tardive. Le document est connu par la presse américaine (en version anglaise), par le journal posthume de Jeanneney et par le dossier en défense de Gratien Candace, l’un des vice-présidents de la Chambre des députés (ce dernier avait voté les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940).


Châtel-Guyon, le 31 août 1942,

«Le Président du Sénat Jules Jeanneney
Le Président de la Chambre des députés, Édouard Herriot
A Monsieur le maréchal Pétain, chef de l’État

Le Journal officiel vient de nous apprendre qu’en vertu d’un décret-loi le bureau des Chambres cessera ses fonctions à compter du 31 août 1942.
Cet acte est en contradiction avec vos engagements.
En juillet 1940, vous aviez pour obtenir le vote de l’Assemblée nationale, fait promettre par M. Laval (le rapport de M Boivin-Champeaux en fait foi) que les chambres ne seraient pas supprimées.
Votre acte constitutionnel du 11 juillet 1940, a en effet stipulé que « le Sénat et la Chambre des députés subsisteront jusqu’à ce que soient formées les Assembles prévues par la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 ». Mais par le même acte, les chambres sont « ajournées jusqu’à nouvel ordre » et vous édictez qu‘elles « ne pourront désormais se réunir que sur convocation du chef de l’État ».
Votre dessein d’abolir la représentation nationale existait déjà. Vous l’avez poursuivi depuis lors. A présent, il ne vous suffit plus d’avoir interdit toute activité aux assemblées législatives, supprimé une à une les prérogatives de leurs membres, puis, par une mesure arbitraire que nous vous avons contraint à rendre légale, déporté leurs Bureaux ici : c’est à l’existence même de ceux-ci que vous venez de mettre fin.
Prétexter, comme vous le faites, que ces bureaux auraient dû être élus chaque année, c’est omettre que leur renouvellement a été empêché par vous-même, qui avez interdit aux Assemblées de se réunir ; c’est oublier aussi que, depuis dix-huit mois, vous reconnaissez légale la prorogation de ces Bureaux, comme celle des Assemblées, et que, en les transférant à Châtel-Guyon, votre loi du 28 août 1941 en avait consacré formellement la permanence.
Dira-t-on que les Bureaux des Assemblées perdent leur raison d’être quand ces Assemblées ne siègent pas ? C’est votre Garde des Sceaux qui répond pas son Traité de Droit Constitutionnel (page 525 de l’édition de 1933Allusion au juriste Joseph Barthélémy qui avait signé de nombreux ouvrages de droit.) : « le Bureau ne disparaît pas dans l’intervalle des sessions ».
Il est hors de doute que les Bureaux devaient subsister, puisque les Assemblées « subsistent » ; seuls ceux qui ont reçu d’elles, par élection, un mandat de confiance, ont qualité pour les représenter.
Voilà maintenant le fait accompli. Nous ne pouvons que le subir.
Mais comprenez que, contre l’atteinte nouvelle portée à nos institutions républicaines et qui, cette fois, touche celle dont nous avons la garde, les républicains que nous sommes ne se taisent point.
A Vichy, l’Assemblée nationale a donné « tous pouvoirs au Gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du Maréchal Pétain, pour promulguer, en un ou plusieurs actes, une nouvelle constitution de l’État français ». Il a été en outre spécifié que « cette Constitution sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées ».
Que vous le vouliez ou non, c’est au Gouvernement de la République que l’Assemblée nationale a donné mandat. Ce mandat est par là même méconnu lorsqu’on entreprend d’éliminer de nos institutions l’essentiel de la République. Non seulement le mot de République a disparu du Journal officiel et du fronton des bâtiments nationaux; mais vous abolissez partout le principe de la représentation élective; vous enfreignez des règles fondamentales de notre droit civique et de notre droit pénal. Vous avez substitué un arbitraire sans limites aux garanties que toutes les nations civilisées accordent aux accusés. Vous avez rétabli les lettres de cachet. De tels actes constituent beaucoup plus que des détournements de pouvoir.
Même sous votre autorité et votre signature, aucun gouvernement ne peut demeurer mandataire de l’Assemblée nationale, ni donc agir valablement en son nom, s’il cesse d’être le Gouvernement de la République.
Nous ne voyons pas nettement à quelles fins tend votre décret-loi. Mais si, en dépit des engagements pris, vous aviez le dessein, soit d’enlever à la Nation le droit de décider elle-même et librement de son régime définitif, soit sans l’autorisation du Parlement exigée par votre acte constitutionnel n°2, d’entraîner la France contre ses anciens alliés dans une guerre que, suivant vos propres termes, « l’honneur nous interdit », nous aurions, par cette lettre, protesté d’avance, au nom de la souveraineté nationale.
On vous trompe et on vous manque de respect si l’on vous dit que le pays vous suit sur la route où vous tenter de l’engager. Il subit – il le faut bien – les mesures et les gouvernements successifs que vous lui imposez. Mais l’adhésion de son esprit et de son cœur, sans laquelle vous ne pourrez rien de durable, ne comptez pas l’obtenir.
Les Français sont prêts à tous les efforts pour réparer le désastre de la Patrie ; ils accepteront toutes les disciplines nécessaires. Mais ils gardent leur foi dans les institutions de liberté.
Il est impossible que la liberté meure dans le pays où elle est née et d’où elle s’est répandue dans le monde.
Le grand danger prochain est qu’elle ne puisse plus être reconquise sans des convulsions que le devoir serait en vérité de conjurer.
Tout en parlant sans cesse d’union, vous n’avez cessé d’exclure des Français de la communauté nationale ; vous en avez molesté beaucoup, vous avez mutilé les assemblées municipales, héritières de séculières traditions communales, vous avez anéanti les Conseils Généraux, qui traduisaient la sagesse de nos provinces et substitué aux choix du peuple vos propres choix.
Votre prétention de dépouiller maintenant nos collègues des Bureaux et nous de titres qui dépendent non de votre volonté, mais du suffrage de nos pairs, n’entamera ni notre dévouement total à la France ni notre attachement à la démocratie, que nous refusons de renier.»

Source : Jules Jeanneney, Journal politique (septembre 1939-juillet 1942), Armand Colin, 1972, p. 318 ; Archives nationales, AL 5303, Jury d’honneur du Conseil d’État, dossier « Gratien Candace », premier dossier en défense (22 mars 1945).