Albert Speer [1905-1981], architecte et homme d’État allemand, adhère au parti national-socialiste, le 1er mars 1931. En 1934, Hitler, dont il devient un proche, fait de lui son architecte et lui confie dès 1932 une première commande. Par la suite, il est chargé de la construction des monuments d’un nouveau Berlin, Germania, la nouvelle capitale du Troisième Reich.

Au cours de l’année 1942, il succède à Fritz Todt en tant que Ministre de l’armement. À la fin de la guerre, il est arrêté par les Alliés et traduit devant le tribunal de Nuremberg. Speer est finalement condamné à 20 ans de prison. C’est dans ce contexte qu’à partir de l’été 1944, il commence à rédiger ses mémoires, publiées en 1969, 3 ans après sa libération.

Même si la prudence est de mise face à des « oublis » volontaires de la part de Speer qui s’est ainsi forgé une légende positive, il n’en demeure pas moins que le  témoignage de Speer permet de saisir le fonctionnement interne du régime nazi, comme le montrent ces deux passages consacrés à la défaite de Stalingrad, le 2 février 1943.

 


Extrait n°1

Le 15 janvier 1943, alors que la situation était désespérée, Hitler donna au Maréchal Milch des pouvoirs spéciaux, qui l’habilitaient à prendre, dans le cadre de l’aviation civile et militaire, toutes les mesures qui lui paraissaient nécessaires pour approvisionner Stalingrad, sans avoir à en référer à Göring. J’ai ces jours-là avec Milch plusieurs conversations au téléphone, car il m’avait promis de sauver mon frère bloqué à Stalingrad. Mais, avec la confusion généralisée qui régnait dans la ville, il fut impossible de le retrouver. Mon frère envoya des lettres de désespoir, il avait la jaunisse, ses membres étaient enflés ; on le transféra l’hôpital, mais il ne put supporter d’y rester et se traîna dans un poste d’observation de l’artillerie pour rejoindre ses camarades. À partir de ce moment, je ne reçus plus aucune nouvelle de lui. Pour des centaines de milliers de familles, il en alla comme pour mes parents et moi ; elles reçurent pendant quelque temps des lettres parties par avion de la ville encerclée, puis plus rien. De cette catastrophe, dont lui-même et Göring étaient les seuls responsables, Hitler ne voulut plus entendre parler. Au contraire il ordonna de mettre immédiatement sur pied une autre VIème armée, qui devait rétablir la gloire de celle qui avait succombé. […]

Extrait du chapitre 17 « Hitler commandant-en-chef », page 356

 

Extrait n°2

Stalingrad nous avait bouleversé : nous étions consternés non seulement par la tragédie des soldats de la VIème armée, mais plus encore peut-être par cette question : comment une pareille catastrophe avait-elle pu se produire sous le commandement d’Hitler ? En effet, jusqu’à cette date, à chacune de nos défaites on avait pu opposer une victoire, qui compensait tous nos sacrifices, nos pertes ou nos revers, ou du moins les rachetait. Pour la première fois nous avions essuyé une défaite sans contrepartie.
Pour Goebbels, comme il nous l’expliqua au cours de l’une de nos rencontres dans les premiers jours de 1943, nous avions remporté au commencement de la guerre d’importants succès militaires tout en ne prenant, à l’intérieur du pays, que des demi-mesures. Nous avions cru par conséquent que nous pourrions continuer à aller de victoire en victoire sans consentir de grands efforts. Les Anglais, eux, avaient eu davantage de chance, car Dunkerque avait eu lieu dès le début de la guerre. Cette défaite leur avait fourni un bon motif pour restreindre sévèrement les besoins de la vie civile. Avec Stalingrad, nous avions aussi notre Dunkerque ! Pour gagner la guerre, les bonnes dispositions ne suffisaient plus. […]
Le 18 février 1943, Goebbels prononça son discours sur la « guerre totale ». Ce discours ne s’adressait pas uniquement à la population ; il voulait aussi toucher indirectement les couches dirigeantes qui ne voulaient pas approuver les efforts que nous faisions tous les deux en vue d’une mobilisation radicale de toutes les forces du pays. Au fond, Goebbels voulait tenter par ce discours de soumettre Lammers et tout le camp des hésitants et des timorés à la pression de la rue.

Extrait du chapitre 18 « intrigues », page 360–361–363

 

Source : Albert Speer Au coeur du Troisième Reich, traduit de l’allemand par Michel Brodier, préface, Paris, Fayard, 2010, 816 pages, coll Pluriel