Paul VEYNE : Comment on écrit l’histoire, essai d’épistémologie
L’histoire est anecdotique, elle intéresse en racontant, comme le roman. Seulement elle se distingue du roman sur un point essentiel. Supposons qu’on me raconte une émeute et que je sache qu’on entend par là me raconter de l’histoire et que cette émeute est vraiment arrivée ; je la viserai comme étant arrivée à un moment déterminé chez un certain peuple ; je prendrai pour héroïne cette antique nation qui m’était inconnue une minute plus tôt et elle deviendra pour moi le centre du récit ou plutôt son support indispensable. Ainsi fait aussi tout lecteur de roman. Seulement, ici, le roman est vrai, ce qui le dispense d’être captivant : l’histoire de l’émeute peut se permettre d’être ennuyeuse sans en être dévalorisée. C’est probablement pour cela, que par contrecoup, l’histoire imaginaire n’a jamais pu prendre comme genre littéraire non plus que le fait divers imaginaire : une histoire qui se veut captivante sent par trop le faux et ne peut dépasser le pastiche. On connaît les paradoxes de l’individualité et de l’authenticité ; pour un fanatique de Proust, il faut que cette relique soit proprement le stylo avec lequel a été écrit le temps perdu, et non un autre stylo exactement identique, puisque fabriqué en grande série. La “pièce de musée » est une notion complexe qui réunit beauté, authenticité et rareté : ni un esthète, ni un archéologue, ni un collectionneur ne feront, à l’état pur, un bon conservateur… Mais l’historien, lui, n’est ni un collectionneur, ni un esthète ; la beauté ne l’intéresse pas, la rareté non plus. Rien que la vérité.
L’histoire est un récit d’événements vrais. Aux termes de cette définition, un fait doit remplir une seule condition pour avoir la dignité de l’histoire : avoir réellement eu lieu. Admirons la simplicité trompeuse de cette définition où se manifeste le génie qu’avait l’aristotélisme d’apercevoir l’essentiel et les évidences qu’on ne voit pas ; on sait qu’à première vue une grande philosophie ne semble pas profonde, obscure ou exaltante, mais insipide. Récit de faits vrais, et non vraisemblables (comme dans le roman) ou invraisemblables (comme dans le conte). »
Paul Veyne : Comment on écrit l’histoire, essai d’épistémologie Paris, Seuil, 1971, p.22-23
Arlette FARGE : Des lieux pour l’histoire
Une chose est certaine : la littérature et l’histoire ne sont pas en compétition… ce sont deux genres narratifs qui ne se confondent pas, ne s’annulent pas et ont, bien entendu, besoin l’un de l’autre. Aucun ne doit avaler l’autre. Aucun n’a de prééminence par rapport à l’autre. Inutile d’insister sur la nécessité de la littérature, évidente et sans détour. De l’histoire, il faut dire à quel point son récit est indispensable car aucune société ne peut se passer de son statut de véridicité et des protocoles de recherche qui en assurent à la fois la cohérence, la fiabilité, l’éthique. Même reformulée, revisitée sans cesse parce que réinterrogée par le présent, l’histoire est à chaque époque le récit raisonné des événements, celui qui en évite la falsification et la honte des dérapages flagrants ou des dénégations mortifères.
Arlette Farge : Des lieux pour l’histoire Paris, Seuil, 1997, p.78