« Notre hypothèse est que l’éducation à la citoyenneté, interrogeant la place de l’enfant dans la mémoire d’une communauté historique, impose de modifier le cadre de l’analyse. Elle exige que se rencontrent, parce qu’elle attend qu’ils se racontent, le récit républicain et le récit communautarien. Comment la République se raconte-t-elle et constitue-t-elle sa mémoire communautaire pour ceux qui deviendront des citoyens à part entière? L’idéal républicain ne trouve-t-il pas dans ses formes historiques concrètes des ressources capables de définir pour aujourd’hui et demain ce que Paul Ricœur appellerait un « vivable disponible » ? L’acte éducatif n’est-il pas l’occasion d’un croisement exceptionnel entre l’idéal d’un vivre-ensemble et la mémoire de ce qui dans l’histoire d’une communauté fut réalisé, tenté ou raté ? L’éducation à la citoyenneté ne doit-elle pas être, plutôt que la répétition incantatoire de grands idéaux abstraits ou la fixation maniaque sur des figures historiques mythologisées, l’élaboration d’une mémoire vive pour le vivre-ensemble ? On se demandera donc si, dans le récit qu’elle fait d’elle-même dans l’éducation, la République ne trouve pas là le moyen d’échapper à l’abstraction juridique et à la revendication communautaire ; le récit républicain n’est-il pas la narration et l’interprétation de l’idéal républicain qui prit corps en une communauté historique qui en garde la mémoire ? […]

L’idéal républicain : la mémoire collective interprétée

Parce que d’une part, l’éducation à la citoyenneté impose de déterminer “qui” est en jeu et d’autre part l’histoire récente nous impose de penser la République davantage comme un idéal que comme un fait, il est peut-être possible de réarticuler les relations que l’État républicain entretient avec la communauté qui l’incarne…

L’idée fondamentale de Paul Ricœur est de penser l’identité dans un rapport dynamique au temps. L’identité, personnelle ou communautaire, est un travail incessant d’intégration des événements survenant dans une histoire. Le récit qui les configure constitue ainsi une identité s’appropriant un passé et projetant ces événements pour, l’avenir.
Ainsi, l’identité républicaine est une permanente construction narrative donnant progressivement à l’idéal républicain le statut d’une entité réelle, à savoir une communauté historique tentant la République. L’histoire racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative .

En somme, c’est dans l’incessant va-et-vient d’un idéal politique vers le passé d’une communauté historique réelle, et dans la convocation par cette communauté d’un idéa1 politique à vivre, que se constitue une identité collective. La République se découvre dans ce qu’elle dit et raconte d’elle-même comme historiquement manifesté. Mais à l’inverse du nationalisme, ce récit d’elle-même est un récit mouvant, accueillant une multitude de traditions comme autant d’éléments du vivre-ensemble. L’intégration récente, dans les manuels d’histoire, de la part qu’ont joué les traditions religieuses dans la constitution d’une communauté politique montre, par exemple, que la République ne cesse d’enrichir son identité dans les réinterprétations du passé.

L’identité narrative permettrait ainsi de dépasser l’opposition entre République et multiculturalisme, idéal républicain et minorités.”

J. Ph. Pierron, « Éducation à la citoyenneté, république et communauté attestante », Jean-Michel Lecomte, Jean-Pierre Sylvestre (dir.), Culture républicaine, citoyenneté et lien social, actes du colloque de Dijon, octobre 1996 et mai 1997, CNDP de Bourgogne, p. 202 ; 207-208.