« Qui donc enseigne en France ce qu’est la patrie française ? Ce n’est pas la famille où il n’y a plus de discipline, plus d’autorité, plus d’enseignement moral, ni la société où l’on ne parle des devoirs civiques que pour les railler. C’est donc à l’école de dire aux Français ce qu’est la France, qu’elle le dise avec autorité, avec persuasion, avec amour […] Pourtant, elle repoussera les conseils de ceux qui disent : « négligez les vieilleries. Que nous importe Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens mêmes ! Nous datons d’un siècle à peine. Commencez à notre date. » Belle méthode pour former des esprits solides et calmes, que de les emprisonner dans un siècle de luttes ardentes, où tout besoin veut être assouvi et toute haine satisfaite sur l’heure ! Méthode prudente que de donner la révolution pour point de départ et non pour une conclusion, que d’exposer à l’admiration des enfants, l’unique spectacle des révoltes même légitimes et de les induire à croire qu’un bon français doit prendre les Tuileries une fois au moins dans sa vie, deux si possible, si bien que les Tuileries détruites, il ait envie de quelque jour de prendre d’assaut pour ne pas démériter, l’Élysée ou le Palais Bourbon ! Ne pas enseigner le passé, mais il y a dans le passé une poésie dont nous avons besoin pour vivre. L’homme du peuple en France, le paysan surtout, est l’homme le plus prosaïque du monde. Il n’a point la foi du protestant de Poméranie, de Hesse ou de Wurtemberg qui contient en elle la poésie des souvenirs bibliques et ce sentiment élevé que donne le contact avec le divin. Il oublie nos légendes et nos vieux contes, et remplace par des refrains orduriers venus de Paris les airs mélancoliques où l’écho du passé se prolongeait […] rien ne chante en lui. C’est un muet occupé de la matière, en quête perpétuelle des moyens de se soustraire à des devoirs qu’il ne comprend pas et pour qui tout sacrifice est une corvée, une usurpation, un vol. Il faut verser dans cette âme la poésie de l’histoire. Contons-lui les Gaulois et les druides, Roland et Godefroy de Bouillon, Jeanne d’Arc et le grand Ferré, Bayard et tous ces héros de l’ancienne France avant de lui parler des héros de la France nouvelle. Montrons-lui […] qu’il y a des légitimités successives au cours de la vie d’un peuple et qu’on peut aimer toute la France sans manquer à ses obligations envers la République. »

Ernest Lavisse, «L’enseignement historique en Sorbonne et l’éducation nationaleL’expression «éducation nationale» ne renvoie pas à cette époque à une institution. Le ministère de l’Instruction publique n’adopte ce nom qu’en 1933., Leçon d’ouverture au cours d’histoire du Moyen Age à la Faculté des Lettres de Paris, décembre 1881», La Revue des Deux Mondes, 15 février 1882.