L’opinion de la fille de l’empereur byzantin sur les croisés

Anne Comnène (1083-1148) est la fille de l’empereur Alexis Comnène. Elle compose l’histoire du règne de son père, l’Alexiade avec un grand sens de l’analyse et de la composition, mais aussi avec un esprit partial.

« Alexis n’avait pas encore eu le temps de se reposer un peu, qu’il entendit la rumeur touchant l’approche d’innombrables armées franques. Il en redoutait l’arrivée, car il connaissait leur élan irrésistible, leur caractère instable et versatile, ainsi que tout ce qui est propre au tempérament celte avec ses conséquences nécessaires ; il savait qu’ils ont toujours la bouche ouverte devant les richesses et qu’à la première occasion on les voit enfreindre leurs traités sans scrupules. (…)

La réalité était beaucoup plus grave et terrible que les bruits qui couraient. Car c’était l’Occident entier, tout ce qu’il y a de nations barbares habitant le pays situé entre l’autre rive de l’Adriatique et les Colonnes d’Hercule, c’était tout cela qui émigrait en masse, cheminait familles entières et marchait sur l’Asie en traversant l’Europe d’un bout à l’autre. (…)

Cette formidable armée celte, quand elle arriverait, n’interviendrait pas dans les affaires des chrétiens mais accablerait de façon terrible les barbares Ismaélites qui sont les esclaves de l’ivresse, du vin et de Dionysos. »

Anne Comnène, Alexiade, XIe-XIIe

Bohémond de Tarente est un des seigneurs normands héros de la première croisade. En 1098, il s’empare d’Antioche mais ne parvient pas à conserver sa principauté. Il doit alors se résoudre à accepter l’aide de l’empereur Alexis 1er, dont il devient le vassal comme prince d’Antioche.

« Après avoir prêté serment à l’empereur byzantin, Bohémond de Tarente refuse les cadeaux qu’il avait d’abord acceptés. Le basileus, qui connaissait le caractère inconstant des Latins, répliqua par ce dicton populaire : « Qu’une mauvaise chose retourne à son auteur. » Quand Bohémond entend cette réponse et voit revenir en toute diligence les porteurs chargés de leur fardeau, il change à nouveau d’avis et lui qui, un moment plus tôt, avait renvoyé ces présents en manifestant de l’indignation, montre à ceux qui reviennent un visage souriant, telle une pieuvre qui se transforme en un instant. Car par sa nature cet homme était un coquin, plein de souplesse devant les événements, supérieur en fait de friponnerie et d’audace à tous les Latins qui traversaient alors l’empire, autant qu’il leur était inférieur en troupes et en argent ; mais s’il surpassait tout le monde par le degré de sa perversité, l’inconstance, caractéristique naturelle des Latins, était aussi bien son propre.

Voilà pourquoi lui, qui avait refusé les présents, les acceptait maintenant avec le plus grand plaisir. Il était en effet mal intentionné : parce qu’il ne possédait pas le moindre apanage, il quittait son pays ; en apparence pour vénérer le Saint-Sépulcre, en réalité dans l’intention de se tailler une principauté, et mieux, si cela lui était possible, de s’emparer de l’empire des Romains lui-même suivant les conseils de son père ; mais à qui veut faire jouer tous les ressorts, comme dit le proverbe, il faut beaucoup d’argent. »

Anne Comnène, Alexiade, Livre X. Paris, 1943