« La politique détrônée.

J’aurais souhaité, à la fin de ce livre, indiquer quelque peu ce que les principes développés auraient pour conséquence dans les affaires internationales, mais il m’est impossible de le faire sans allonger l’exposé de façon exagérée. Il y faudrait d’ailleurs un supplément d’investigations que je répugne à envisager à ce stade. Mais supposons admis le démantèlement de l’Etat monolithique, et le principe cantonnant tout pouvoir suprême dans des tâches essentiellement négatives – dans des pouvoirs de dire non – tandis que tout pouvoir positif serait réservé à des instances tenues à respecter des règles qu’elles ne pourraient modifier ; le lecteur verra aisément, je pense, que cela aurait forcément des conséquences de très grande ampleur par leur application dans l’organisation internationale.

Comme je l’ai suggéré précédemment, il me semble qu’en ce siècle nos essais de création d’un gouvernement international capable d’assurer la paix ont généralement abordé l’entreprise par le mauvais bout : en instaurant un grand nombre d’autorités spécialisées tendant à des réglementations particulières, au lieu de viser à un véritable droit international qui limiterait la capacité des gouvernements nationaux à nuire aux autres. Si les valeurs communes les plus élevées sont négatives, non seulement les lois communes les plus hautes mais aussi la plus haute autorité devraient se borner essentiellement à des prohibitions.

Il serait difficile de contester que d’une façon très générale la politique a pris une place trop importante, qu’elle est devenue trop coûteuse et nuisible, absorbant beaucoup trop d’énergie mentale et de ressources matérielles ; et que parallèlement elle perd de plus en plus le respect et l’appui sympathique du grand public, qui en est venu à la considérer comme un mal nécessaire mais incurable qu’il faut bien endurer. Or, l’énormité de l’appareil politique, son éloignement des citoyens dont il envahit cependant toute l’existence, ne sont pas choses que les hommes ont choisies de leur plein gré, mais la conséquence d’un mécanisme animé d’une dynamique distincte qu’ils ont instauré sans en prévoir les effets.

Le souverain maintenant n’est évidemment pas un être humain en qui l’on peut placer sa confiance, ainsi que continue à le concevoir un esprit naïf influencé par l’idéal ancestral du bon monarque. Ce n’est pas non plus le produit des sagesses conjointes de représentants honorables dont une majorité peut se mettre d’accord sur ce qui est le meilleur. C’est une machinerie mue par des « nécessités politiques » qui n’ont de lien que fort lointain avec les opinions de la majorité du peuple. Alors que la législation proprement dite est affaire de principes permanents et non d’intérêts particuliers, toutes les mesures particulières que le gouvernement peut avoir à prendre sont nécessairement des questions de politique au jour le jour. C’est une illusion de croire que de telles mesures spécifiques sont normalement déterminées par des nécessités objectives sur lesquelles tous les gens raisonnables devraient pouvoir se mettre d’accord. Il y a toujours des coûts à mettre en regard des fins poursuivies, et il n’existe aucun test objectif quant à l’importance relative de ce qui pourrait être accompli et ce qu’il faudra sacrifier. C’est la grande différence entre des lois générales qui tendent à améliorer les chances de tous, en établissant un ordre où il y a de bonnes probabilités de trouver un partenaire pour une transaction satisfaisant les deux parties, et des mesures contraignantes visant à avantager tels ou tels particuliers ou groupes de particuliers.

Dès lors que l’on tient pour légitime que le gouvernement emploie la force pour effectuer une redistribution des avantages matériels – et c’est là le cœur du socialisme – il n’y a aucun frein possible aux instincts rapaces des groupes réclamant chacun pour soi. Lorsque la politique devient un tournoi de traction-à-la-corde à propos de parts du gâteau des revenus, gouverner décemment devient impossible. Cela implique que tout emploi de la contrainte pour assurer un certain revenu à tels et tels groupes (à part un minimum uniforme pour tous ceux qui ne sont pas capables de gagner plus sur le marché) soit proscrit par la loi comme immoral et antisocial au sens strict du mot. Aujourd’hui, les seuls potentats affranchis d’une mécanique autonome, ce sont les prétendus « législateurs ». Mais cette forme aujourd’hui régnante de démocratie est finalement autodestructive, parce qu’elle impose aux gouvernements des tâches à propos desquelles aucune opinion commune de la majorité n’existe ni ne peut exister. Il est par conséquent nécessaire de restreindre ces pouvoirs afin de protéger la démocratie contre elle-même.

Une constitution du genre ici proposée rendrait évidemment impossibles toutes les mesures socialistes de redistribution. Cela n’est pas moins justifiable que toute autre limitation constitutionnelle de pouvoirs, inspirée par le souci de rendre impossible la destruction de la démocratie et l’instauration de pouvoirs totalitaires. Au moins quand arrivera le temps – à mon avis pas très éloigné – où les illusions traditionnelles du socialisme seront reconnues pour vaines, il sera nécessaire de prendre toutes précautions contre les risques endémiques de rechutes dans ces superstitions, qui engendrent périodiquement d’involontaires dérapages dans le collectivisme.

Car il ne pourra suffire de barrer la route à ceux qui veulent détruire la démocratie dans le but d’instaurer le socialisme, ni même à ceux qui sont entièrement acquis à un programme socialiste. Le plus puissant facteur, dans la tendance actuelle vers le socialisme, est constitué par ceux qui affirment ne vouloir ni du capitalisme ni du socialisme, mais une « voie moyenne » ou un « Tiers Monde ». Les suivre est une piste qui mène au socialisme, car une fois que nous donnons licence aux politiciens d’intervenir dans l’ordre spontané du marché au bénéfice de groupes particuliers, ils ne peuvent refuser de telles concessions à l’un quelconque des groupes dont le soutien leur est nécessaire. C’est ainsi qu’ils amorcent le processus cumulatif dont la logique intrinsèque aboutit forcément, non pas à ce que les socialistes imaginent, mais à une domination sans cesse élargie de la politique sur l’économie. (…)

Une fois reconnu clairement que le socialisme, tout autant que le fascisme ou le communisme, conduit inévitablement à l’Etat totalitaire et à la destruction de l’ordre économique, il est incontestablement légitime de se prémunir contre un dérapage involontaire dans un système socialiste, au moyen de dispositions constitutionnelles qui ôtent au gouvernement des pouvoirs discriminatoires de contrainte, même là où l’on pourrait un temps croire généralement que c’est pour une bonne cause. (…)

Nous devrions en savoir assez long, pour éviter de détruire notre civilisation en étouffant le processus spontané de l’interaction des individus, en chargeant une quelconque autorité de le diriger. Mais pour ne pas tomber dans cette faute, nous devons rejeter l’illusion d’être capables de délibérément « créer l’avenir de l’humanité » – comme l’a dit récemment, avec une démesure d’orgueil caractéristique, un sociologue socialiste.

Telle est l’ultime conclusion des quarante années que maintenant j’ai consacrées à l’étude de ces problèmes, après avoir pris conscience de l’Abus et du Déclin de la Raison qui n’ont cessé de se poursuivre tout au long de ces décennies. »

Friedrich August von Hayek, Droit, législation et liberté, vol. III : L’ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1983 (1e édition 1979), pp. 178-182.