Depuis le Moyen-Âge, Les relations entre la France et la papauté ont toujours alterné entre détente et crispation. Si la Révolution française, marquée par la fin du monopole et des privilèges accordés au catholicisme, marque une première rupture, Napoléon 1er réorganise les cultes et procède à une réconciliation avec le Saint Siège. Cette politique aboutit à la signature du Concordat en juillet 1801 qui reconnaît la religion catholique et apostolique romaine, comme « la religion de la majorité des français », tandis que les évêques et les curés doivent prêter un serment de fidélité au gouvernement.
Pour autant, les relations avec Pie VII [1742-1823] restent médiocres, puis finissent par se dégrader. En 1805, Pie VII voit d’un mauvais œil l’entrée de troupes françaises sur le territoire papal, tandis que Napoléon se proclame roi d’Italie, le 17 mars 1805. Le 13 novembre 1805, Pie VII rédige une lettre de remontrance à Napoléon, dans laquelle il demande le retrait des troupes françaises d’Ancône. Il menace de rompre les relations avec la France. Napoléon, qui prépare en parallèle la bataille d’Austerlitz, lui répond. Le ton monte entre l’Empereur et le Pape.
C’est dans ce contexte diplomatique tendu que s’inscrit la lettre que nous vous présentons ici. Rédigée le 13 février 1806, Napoléon 1er exprime sans détour au pape Pie VII sa vision des relations entre la France et le Saint Siège, ainsi que la place qu’il accorde à l’influence du pape dans les affaires temporelles. Il se place ouvertement dans une tradition qu’il fait remonter à Charlemagne : au souverain les affaires temporelles, au pape les affaires spirituelles mais sans interférences dans les affaires politiques.
La correspondance de Napoléon 1er est publiée sous le Second Empire, entre 1856 et 1862. La commission chargée de l’éditer, censure cependant cette phrase en omettant l’allusion à Charlemagne : « Votre Sainteté est souveraine de Rome, ses relations sont avec moi les mêmes que celles de ses prédécesseurs avec Charlemagne. Elle est souveraine de Rome mais j’en suis l’Empereur. »
Paris, 13 février 1801 ;
Très-saint Père, j’ai reçu la lettre de Votre Sainteté, du 29 janvier.
Je partage toute sa peine ; je conçois qu’elle doit avoir des embarras. Elle peut tout éviter en marchant dans une route droite, et en n’entrant pas dans le dédale de la politique et des considérations pour des puissances qui, sous le point de vue de la religion, sont hérétiques et hors de l’Eglise, et, sous celui de la politique, sont éloignées de ses états, incapables de la protéger ; et ne peuvent lui faire que du mal. Toute l’Italie sera soumise sous ma loi. Je ne toucherai en rien à l’indépendance du Saint-Siège ; je lui ferai même payer les dépenses que lui occasionneraient les mouvements de mon armée ; mais nos conditions doivent être que Votre Sainteté aura pour moi, dans le temporel, les mêmes égards que je lui porte pour le spirituel, et qu’elle cessera des ménagements inutiles envers des hérétiques ennemis de l’Eglise, et envers des puissances qui ne peuvent lui faire aucun bien. Votre Sainteté est souveraine de Rome, ses relations sont avec moi les mêmes que celles de ses prédécesseurs avec Charlemagne. Elle est souveraine de Rome mais j’en suis l’Empereur. Tous mes ennemis doivent être les siens. Il n’est donc pas convenable qu’aucun agent du roi de Sardaigne, aucun Anglais, Russe ni Suédois réside à Rome ou dans vos états, ni qu’aucun bâtiment appartenant à ces puissances entre dans vos ports.
Comme chef de notre religion, j’aurai toujours pour Votre Sainteté la déférence filiale que je lui ai montrée dans toutes les circonstances ; mais je suis comptable envers Dieu, qui a bien voulu se servir de mon bras pour rétablir la religion. Et comment puis-je, sans gémir, la voir compromise par les lenteurs de la cour de Rome ? On ne finit rien, et pour des intérêts mondains, pour de vaines prérogatives de la tiare, on laisse périr des âmes, le vrai fondement de la religion. Ils en répondront devant Dieu, ceux qui laissent l’Allemagne dans l’anarchie ; ils en répondront devant Dieu, ceux qui retardent l’expédition des bulles de mes évêques et qui livrent mes diocèses à l’anarchie. Il faut six mois pour que les évêques puissent entrer en exercice, et cela peut être fait en huit jours. Quant aux affaires d’Italie, j’ai tout fait pour les évêques ; j’ai consolidé les intérêts de l’Eglise ; je n’ai touché en rien au spirituel. Ce que j’ai fait à Milan, je le ferai à Naples, et partout où mon pouvoir s’étendra. Je ne refuse pas d’accepter le concours d’hommes doués d’un vrai zèle pour la religion et de m’entendre avec eux ; mais si, à Rome, on passe les journées à ne rien faire et dans une coupable inertie, moi, que Dieu a commis, après de si grands bouleversements, pour veiller au maintien de la religion, je ne puis devenir, je ne puis rester indifférent à tout ce qui peut nuire au bien et au salut de mes peuples.
Très-saint Père, je sais que Votre Sainteté veut le bien ; mais elle est environnée d’hommes qui ne le veulent pas, qui ont de mauvais principes, et qui, au lieu de travailler dans ces moments critiques à remédier aux maux qui se sont introduits, ne travaillent qu’à les aggraver.
Si Votre Sainteté voulait se souvenir de ce que je lui ai dit à Paris, la religion de l’Allemagne serait organisée et non dans le mauvais état où elle est. Dans ce pays et en Italie, tout se serait fait de concert avec Votre Sainteté et convenablement. Mais je ne puis laisser languir un an ce qui doit être fait en quinze jours. Ce n’est pas en dormant que j’ai porté si haut l’état du clergé, la publicité du culte et réorganisé la religion en France, de telle sorte qu’il n’est pas de pays où elle fasse tant de bien, où elle soit plus respectée et où elle jouisse de plus de considération. Ceux qui parlent à Votre Sainteté un autre langage la trompent, et sont ses ennemis ; ils attireront des malheurs qui finiront par leur être funestes.
Sur ce, je prie Dieu, Très-saint Père, qu’il vous conserve longues années au régime et au gouvernement de notre mère Sainte Eglise.
Votre dévot fils,
Napoléon
Source :
La lettre est disponible aux éditions suivantes :
- Correspondance de Napoléon Ier. Tome 12 / publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, Paris, imprimerie impériale, 1862, 745 pages, extrait pp 47 à 49.
- Correspondance générale de Napoléon, publiée par la Fondation Napoléon, volume 6, Paris : Fayard, 2009, lettre n° 11 445.
Irène Delage et Peter Hicks Napoléon 1er et le Pape Pie VII, du Concordat signé en juillet 1801 à l’excommunication de l’Empereur en juin 1809, site Napoleon.org disponible ICI