« (…) Une de mes plus grandes pensées avaient été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous, morcelés les révolutions et la politique. Ainsi, l’on compte en Europe, bien qu’épars, plus de trente millions de Français, quinze millions d’Espagnols, quinze millions d’Italiens, trente millions d’Allemands : j’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation. C’est avec un tel cortège qu’il eût été beau de s’avancer dans la postérité et la bénédiction des siècles. Je me sentais digne de cette gloire ! (…)

L’agglomération de trente ou quarante millions de Français était faite et parfaite ; celle des quinze millions d’Espagnols l’étaient à peu près aussi (…).

Quant aux quinze millions d’Italiens, l’agglomération était déjà fort avancée : il ne fallait plus que vieillir, et chaque jour mûrissait chez eux l’unité de principes et de législation, celle de penser et de sentir, ce ciment assuré, infaillible, des agglomérations humaines. La réunion du Piémont à la France, celle de Parme, de la Toscane, de Rome, n’avaient été que temporaires dans ma pensée, et n’avaient d’autre but que de surveiller, garantir et avancer l’éducation nationale des Italiens. (…)

L’agglomération des Allemands demandait plus de lenteur, aussi n’avais-je fait que simplifier leur monstrueuse complication ; non qu’ils ne fussent préparés pour la centralisation ; ils l’étaient trop au contraire, ils eussent pu réagir aveuglément sur nous avant de nous comprendre. Comment est-il arrivé qu’aucun prince allemand n’ait jugé les dispositions de sa nation, ou n’ait pas su en profiter ? Assurément si le ciel m’eût fait naître prince allemand, au travers des nombreuses crises de nos jours, j’eusse gouverné infailliblement les trente millions d’Allemands réunis ; et pour ce que je crois connaître d’eux, je pense encore que, si une fois ils m’eussent élu et proclamé, ils ne m’auraient jamais abandonné, et je ne serais pas ici… (…) Quoiqu’il en soit, cette agglomération arrivera tôt ou tard par la force des choses : l’impulsion est donnée, et je pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au lieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l’Europe, et pourra tenter tout ce qu’il voudra. (…) »

Propos rapportés par Emmanuel de LAS CASES, Mémorial de Sainte-Hélène, ou Journal où se trouve consigné, jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois. Paris, 1823, nouvelle édition J. Barbezat, 1830-1832. Présenté et annoté par Joël SCHMIDT, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Intégrale », 1968.