La Peste noire du XIVe siècle – 1348
Année 1348 (du 20 avril 1348 au 11 avril 1349)
« Cette année-là, le peuple de France et le monde quasi dans son ensemble furent frappés cette fois non par la guerre mais par la pestilence. A la faim dont j’ai parlé tout au début et aux guerres que j’ai racontées ensuite s’ajoutèrent alors, dans les diverses parties du monde, la peste et les tribulations qui lui sont liées. Au mois d’août cette année-là, on vit au-dessus de Paris une étoileIl s’agit de la comète de 1337, attestée et mentionnée dans d’autres sources, notamment par le médecin Guy de Chauliac, médecin pontifical auprès d’Urbain V. dans la direction de l’Ouest, très grande et très claire après l’heure de vêpresDonc en fin d’après-midi., alors que le soleil commençait à baisser. Elle n’était pas très loin au-dessus de notre hémisphère, mais au contraire paraissait assez proche de nous, contrairement aux autres comètes. Le soleil tombait, la nuit approchait, elle ne bougeait pas. Quand la nuit vint, nous vîmes, moi et mes frèresL’auteur fait ici allusion à l’ensemble des frères de son couvent., cette très grosse étoile éclater en plusieurs rayons qu’elle projeta sur Paris et vers l’orient avant de se désintégrer totalement. Bien des gens s’en émerveillèrent avec nous. S’il s’agissait d’une comète ou d’un autre phénomène formé d’exhalaisons d’air et par la suite dissoute sous forme de vapeurs, je laisse aux astronomes le soin d’en décider. Mais il est bien possible que ce fut le présage de la pestilence qui allait bientôt venir à Paris et dans toute la France, comme ailleurs. Cette même année, à Paris et dans le royaume de France, comme dans les autres parties du monde, ainsi que l’année suivante, il y eut une telle mortalité d’hommes et de femmes, plutôt les jeunes que les vieux, que l’on pouvait à peine les ensevelir. Ils n’étaient malades que deux ou trois jours et mourraient rapidement, le corps presque sain ; qui aujourd’hui était en bonne santé, demain était mort et porté en terre. Ils avaient tout d’un coup des grosseurs sous les aisselles et dans l’aine – ou les deux – et l’apparition de ces grosseurs était un infaillible signe de mortIl s’agit de la première forme de l’épidémie, transmise par les puces de rat: visible par des bubons et mortelle dans les huit jours pour 80% des malades.. Cette maladie ou peste était appelée épidémie par les médecins . Il y eut durant ces deux années 1348 & 1349 un nombre de victimes tel que l’on ne jamais entendu dire, ni vu, ni lu dans les temps passésIl s’agit en effet de la pire catastrophe démographique de l’Europe. Le continent avait déjà été touché par la Peste, dite «de Justinien», au VIe siècle, mais le souvenir en était lointain.. La maladie et la mort venaient aussi par imagination, relation et contagion, car celui qui était en bonne santé et visitait un malade échappait rarement au péril de la mortL’auteur évoque la seconde forme de l’épidémie de 1348, pulmonaire. Elle est bien plus contagieuse, et mortelle dans la quasi-totalité des cas en deux ou trois jours.. Aussi, dans beaucoup de villes grandes et petites, les prêtres frappés de crainte s’éloignaient ; quelques religieux, plus courageux, administraient les sacrements, et bientôt, en beaucoup d’endroits, sur vingt habitants il n’en restait que deuxCes chiffres ne sont pas forcément exagérés: dans les villes, et surtout dans les milieux clos comme les couvents la mortalité est très forte. en vie. La mortalité fut si grande, à l’Hôtel-Dieu, à Paris, que, pendant longtemps, on portait chaque jour dévotement sur des chariots, pour les ensevelir au cimetière des Saints-Innocents, plus de cinq cents cadavres. Et les saintes sœurs de l’Hôtel-Dieu, ne craignant pas la mort, soignaient jusqu’au bout les patients avec la plus grande douceur et humilité, sans tenir compte de l’horreur de la maladie ; beaucoup desdites sœurs, plus d’une fois renouvelées par les vides causés par la mort, reposent, comme on le croit pieusement, dans la paix du Christ.
Ledit fléau, à ce que l’on dit, commença chez les mécréantsL’information est sans doute exacte, quoique très vague: sans doute en Mongolie, près du lac Baïkal, puis jusqu’aux comptoirs génois de la mer Noire, notamment Caffa, en suivant la route de la soie., puis vint en Italie ; traversant les monts, il atteignit Avignon où il frappa même quelques cardinaux et décima tout leur entourage. Puis, peu à peu, à travers la Gascogne et l’Espagne, de ville en ville, de bourg en bourg, finalement de maison en maison et de personne à personne, il arriva en France à l’improviste et parvint en Allemagne, pourtant moins terrible là-bas que chez nous. Durant cette épidémie, le Seigneur, dans sa compassion, accorda une telle grâce aux agonisants que presque tous, au dernier moment acceptaient leur mort subite avec joie. Et nul ne trépassait sans s’être confessé et avoir reçu le saint viatique ; et qui plus est, pour bien des mourants, en beaucoup de cités et châteaux notre Saint Père le pape ClémentPierre Roger (1291-1352), quatrième pape d’Avignon entre 1342 et 1352. fit donner par ses confesseurs aux moribonds absolution totale de peine et de châtiments. Ils en mouraient plus volontiers, laissant à l’Église et aux religieux quantité d’héritages et de biens temporels, car ils avaient vu partir avant eux leurs héritiers, leurs proches et leurs enfants.
On disait que cette peste avait pour origine l’infection de l’air et des eaux, parce que ce n’était pas alors une époque de famineObservation exacte: il n’y a en réalité aucun lien entre peste et famine. Si les pauvres meurent en plus grand nombre, c’est essentiellement pour une question d’habitat et d’hygiène. : aucun produit nécessaire à la vie ne manquait, tout était en abondance. On rendit les Juifs responsables de cette corruption de l’air et des eaux, comme de ces morts subites et nombreuses : on les accusa d’avoir empoisonné les puits et les cours d’eau, et d’avoir corrompu l’air. La cruauté du monde se déchaîna contre eux si bien qu’en Allemagne et ailleurs où vivaient les juifs, ils furent massacrés et occis par les chrétiens, et brûlés par milliers. Admirez leur constance, ferme mais insensée, comme celle de leurs femmes. Quand on les brûlait ; les mères juives, pour empêcher que leurs enfants ne fussent conduits au baptême, les jetaient d’abord dans le bûcher avant de s’y précipiter elles-mêmes afin d’être brûlées avec leur mari et leurs enfants.
On trouva aussi beaucoup de mauvais chrétiens qui, eux aussi, empoisonnaient les puits. Mais ces intoxications, à supposer qu’elles aient existéLe scepticisme de l’auteur témoigne de son sens critique. , n’auraient pas pu produire une telle peste ni tuer autant de peuple. Autre en fut la cause : la volonté de Dieu, la corruption des humeurs à l’intérieur, rendant l’air et la terre mauvais. Et peut-être de telles potions, si elles ont pu être faites, à certains endroits ont pu y contribuer aussi. Cette mortalité dura dans le royaume la plus grande partie des années 1348 & 1349. Et, quand elle cessa, beaucoup de villages et bien des maisons dans les bonnes villes demeurèrent quasi vides et privées de tout habitant. Alors bien des demeures s’effondrèrent, même de fort belles. Il y en eût plusieurs à Paris où pourtant leur ruine était moins visible qu’ailleurs.
Quand cessa cette épidémie, peste et mortalité, tous ceux qui avaient survécu, hommes et femmes, se remarièrentLe surcroît de mariage est attesté par d’autres sources. les uns aux autres. Les épouses conçurent plus d’enfants que d’ordinaire. Nulle ne demeura stérile, mais toutes furent enceintes. Beaucoup donnèrent naissance à des jumeaux, quelques-unes à des triplés qui vécurent. Mais, chose plus étonnante encore, les enfants nés après cette mortalité, quand leurs dents poussèrentDonc pas avant 1356, puisqu’il fait allusion aux dents définitives., n’en eurent que vingt ou vingt-deux (auparavant les hommes avaient communément trente-deux dents sur leurs mâchoires haute et basse). Quant à savoir ce que signifie le nombre réduit de dents de ces enfants, je m’interrogePeut-être est-ce l’effet des carences subies par ces enfants nés dans une société désorganisée par la violence de l’épidémie.. Peut-on penser que par une telle mortalité, qui tua un nombre infini d’hommes à qui succédèrent d’autres hommes, le monde et le siècle étaient renouvelés ? qu’il y avait en quelque sorte un nouvel âge ? Mais, hélas ! de cette rénovation du siècle, le monde ne sortit pas meilleur, mais pire. En effet, les hommes furent d’autant plus avides et avares qu’ils possédaient plus de biens qu’auparavant. Ils furent aussi plus cupides et s’en prirent les uns aux autres : procès, litiges et rixes se multiplièrent. Et cette terrible peste envoyée par Dieu ne rendit pas la paix aux rois ni aux seigneurs qui s’affrontaient. Au contraire, les ennemis du roi de France et de l’Église suscitèrent des guerres pires qu’auparavant sur terre et sur mer, et les maux partout s’accrurent et pullulèrent. L’épidémie eut cette conséquence très étonnante : bien qu’il y eut abondance de toutes choses, les prix doublèrent, aussi bien pour les objets que pour les vivres, les marchandises et les salaires des cultivateurs et des serfs. Rares étaient les domaines ou les maisons qui en ces jours avaient des réserves. La charité commença à se refroidir et l’injustice abonda ainsi que l’ignorance et le péché car on ne trouvait presque plus personne, dans les bonnes villes et les châteaux, qui pût ou voulût enseigner la grammaire aux petits enfants.
En cette même année 1348, Yves HéloryNé en 1248, ce fils d’un noble breton étudie le droit, est ordonné prêtre en 1284 et défend les pauvres de sa paroisse jusqu’à sa mort en 1303. Il est devenu le patron des hommes de loi après sa canonisation. prêtre et confesseur d’une grande vertu et grâce, originaire de Petite-Bretagne, fut canonisé par l’Église et notre Saint Père Clément. L’année suivante, il fut élevé sur les autels en présence des prélats et du clergé breton ; on lui attribue de nombreux miracles accomplis par son intermédiaire, en particulier lors de cette élévation. Une église fut alors fondée et construite en son honneur à Paris, dans la rue Saint-Jacques. Dans l’église de Tréguier où repose son corps, on déclare plus à plein combien il eut de vertu et de saintetéCe récit qui paraît déconnecté du reste du texte est peut-être destiné à rééquilibrer une année désespérante et à rappeler que la grâce de Dieu reste présente, malgré tout…. »Chronique dite de Jean de Venette, éditée et traduite par Colette Beaune, Paris, le Livre de Poche, coll. «Lettres Gothiques», 2011.
Merci pour ce document extraordinaire