Le procès de Nuremberg (20.11.1945-1.10.1946)
Le procès de Nuremberg fut intenté devant un tribunal militaire international à 24 dirigeants et à 8 organisations de l’Allemagne nazie, du 20.11.1945 au 1.10.1946. Les accusations portaient sur les crimes de guerre, les crimes contre la paix et contre l’humanité.
Furent condamnés à mort : Bormann (par contumace), Franck, Frick, Göring, Jodl, Kaltenbrunner, Keitel, von Ribbentrop, Rosenberg, Sauckel, Seyss-Inquart, Steicher (exécutés par pendaison le 16.10.1946, sauf Göring s’étant suicidé dans sa cellule la veille).
Furent condamnés à des peines de prison : Dönitz, Funk, Hess, Neurath, Reader, von Schirach, Speer. Fritsch, von Papen et Schacht .
Furent acquittés : Ley, Krupp et Bormann ne comparurent pas pour diverses raisons. La Gestapo , le NSDAP, les SS et le SD (service de sécurité) furent condamnés à titre collectif.
Crime contre l’Humanité
« On distingue ce qui singularise le crime contre l’humanité des autres crimes : il est commis systématiquement en application d’une idéologie refusant par la contrainte à un groupe d’hommes le droit de vivre sa différence, qu’elle soit originelle ou acquise, atteignant par là même la dignité de chacun de ses membres et ce qui est de l’essence du genre humain. Traitée sans humanité, comme dans tout crime, la victime se voit en plus contestée dans sa nature humaine et rejetée de la communauté des hommes. (…) Une seule disposition lui confère [au crime contre l’humanité] un régime légal particulier : il est imprescriptible, c’est-à-dire que ses auteurs peuvent être poursuivis jusqu’au dernier jour de leur vie. »
Pierre Truche, « La notion de crime contre l’humanité », in Esprit, n°181, 1992.
Le procès de Nuremberg : l’entrée des accusés décrite par Joseph Kessel
Chaque jour du procès, les accusés font la même entrée. Joseph Kessel l’a décrite au cours de la deuxième semaine.
« Les militaires claquent les talons. Les civils serrent les mains. Les uns sourient. D’autres ont les traits soucieux. Certains visages ne montrent aucune expression. Ils s’assoient, s’installent, causent entre eux ou avec leurs défenseurs. Mais aucun de ces vingt hommes [Kaltenbrunner est absent], dont je scrute les figures avec une avidité passionnée, aucun ne porte sur le front ou dans les yeux la moindre trace, le moindre reflet, la plus petite justification de leur gloire passée, ou du terrifiant pouvoir qui fut le leur.
Et pourtant il y a un an, il y a douze mois, Rundstedt n’avait pas encore lancé la contre-offensive des Ardennes. Un froncement de sourcils de Göring faisait alors trembler l’Allemagne, et l’Autriche, et la Bohême, et la Norvège, et les Pays-Bas ! Le voilà accoudé, le dos rond. Son uniforme gris clair qui tire sur le blanc sale flotte autour de lui. Son visage meurtri ressemble à celui d’une vieille femme méchante.
Il y a un an, Ribbentrop jouait encore au souverain dans les capitales occupées. Aujourd’hui, il est hagard, les yeux vides, ses cheveux gris en désordre. Son défenseur apprend au tribunal que depuis quatre mois, il ne dort qu’avec des doses massives de bromure.
Il y a un an, Keitel dirigeait des millions d’hommes en armes accrochés au territoire de France, d’Italie, de Pologne, de Belgique et de Hollande : sans étoiles, sans décoration. Il claque des talons comme un de ces sous-officiers, âgés, usés, râpés, qui traînaient dans nos villes occupées.
Il y a un an, Streicher disposait encore du sang de tous les Juifs à qui les chambres à gaz, les fours crématoires et les camps infernaux avaient laissé un souffle précaire et toujours menacé. Aujourd’hui, Streicher n’est plus qu’un petit vieillard traqué.
Et tous les autres, les Rosenberg, Frank, von Neurath, Seyss-Inquart, vice-roi et bourreau de l’Ukraine et de la Pologne, de la Hollande, et Sauckel, le racoleur d’esclaves du travail… Ils sont là aussi, serrés les uns contre les autres, tous aussi insignifiants ou vulgaires ou médiocres.
Oui… les voici, les anciens maîtres insolents et impitoyables, les faux demi-dieux. Les voici, tirés de leurs cellules, conduits jusqu’à leur banc pour la deuxième semaine de leur procès. Ils ne sont plus que des accusés déjà pliés à l’inflexible ordonnance des débats, déjà rodés aux servitudes de leur chute. »
Joseph Kessel, France Soir du 27 novembre 1945. Chronique reprise dans Jugements derniers. Le procès Pétain et le procès de Nuremberg. Paris 1995, pp. 98 – 99. Cité par : Annette Wieviorka. Le procès de Nuremberg. Paris, Editions Liana Levi, 2006, pp. 53 – 55.
Le procès de Nuremberg : les accusés face à leurs crimes
Durant le procès, l’accusation projette un film, montage de documents filmés par les Américains et les Anglais au moment où ils découvraient et libéraient les camps. G.M. Gilbert, nommé psychologue de la prison pour la durée du procès, a recueilli les confidences des accusés et, ici, décrit leurs réactions au visionnement des images des camps.
« Schacht ne veut pas voir le film et proteste quand je lui demande de le regarder ; il se détourne, croise les bras, regarde dans la galerie… La projection commence. Frank hoche la tête quand le film est authentifié et présenté… Fritzsche, qui n’avait encore vu aucune partie de la bande [des extraits ont été présentés aux détenus de Bad Mondorf], est déjà pâle et frappé de stupeur quand viennent les scènes montrant des prisonniers brûlés vifs dans une grande… Keitel s’essuie le front, enlève ses écouteurs… Hess regarde fixement l’écran, ayant l’air d’un vampire… Keitel met ses écouteurs, regarde l’écran du coin de l’œil… Funk se couvre les yeux des mains, a l’air à l’agonie, secoue la tête… Von Ribbentrop ferme les yeux, se détourne. Sauckel s’éponge… Frank avale sa salive, cligne des yeux, essayant de refouler ses larmes… Fritzsche regarde avec une attention extrême, les sourcils froncés, cramponné à son siège, manifestement à la torture… Göring s’appuie à la balustrade, ne regardant pas la plupart du temps, l’air découragé… Funk murmure quelque chose tout bas… Streicher regarde, immobile, mais détourne les yeux de temps à autre… Funk est maintenant en larmes, il se mouche, s’essuie les yeux, baisse le regard… Frick secoue la tête à la vue de « morts violentes », Frank murmure « horrible » !… Rosenberg s’agite nerveusement, regarde l’écran, baisse la tête, cherche à voir les réactions des autres… Seyss-Inquart reste impassible… Speer a l’air très triste, avale sa salive… Les avocats des prévenus murmurent maintenant, « pour l’amour de Dieu, terrible ». Raeder regarde sans bouger… Von Papen est assis les mains sur les yeux, le regard baissé, il n’a pas encore regardé l’écran… Hess a toujours l’air égaré… On voit des piles de morts dans un camp de travail forcé. Von Schirach regarde très attentivement, il halète, parle bas à Sauckel… Funk pleure maintenant… Göring a l’air triste, appuyé sur le coude… Dönitz se tient la tête penchée, il ne regarde plus… Sauckel frémit à la vue du four crématoire de Buchenwald… Quand on montre un abat-jour en peau humaine, Streicher dit : « Je ne crois pas ça… » Göring tousse… Les avocats sont haletants… Maintenant Dachau. Schacht ne regarde toujours pas… Frank secoue la tête et dit amèrement : « Horrible ! … » Rosenberg s’agite toujours, se penche en avant, regarde autour de lui, se penche en arrière, baisse la tête… Fritzsche, pâle, se mordant les lèvres, semble vraiment en agonie… Dönitz se cache la tête dans les mains… Keitel penche maintenant la tête… Ribbentrop regarde l’écran lorsqu’un officier britannique commence à parler, disant qu’il a déjà enterré 17 000 cadavres… Frank se ronge les ongles… Frick secoue la tête, l’air incrédule quand une doctoresse décrit le traitement et les expériences infligées à des prisonnières à Belsen. Comme on montre Kramer, Funk dit d’une voix étranglée : « Le sale cochon !… » Von Ribbentrop assis, les lèvres pincées et les yeux clignotants, ne regarde pas l’écran… Funk pleure amèrement, porte la main devant sa bouche au moment où des cadavres nus de femmes sont jetés dans une fosse… Keitel et Ribbentrop lèvent les yeux quand on annonce qu’un tracteur emporte des cadavres, ils regardent, puis baissent la tête… Streicher donne pour la première fois des signes d’agitation… Le film se termine.
Après la présentation, Hess déclare : « Je ne le crois pas. » Göring, lui, murmure de se tenir tranquille, ayant perdu lui-même tout son aplomb. Streicher dit quelque chose comme : « Peut-être dans les dernières années. » Fritzsche réplique avec mépris : « Des millions ? Au cours des derniers jours ? Non. » À part cela, un silence maussade régna quand les prévenus sortirent en file de la salle du tribunal. »
G.M.Gilbert, Le Journal de Nuremberg. Paris, Flammarion, 1947. Cité par Annette Wieviorka, Le procès de Nuremberg. Paris, Editions, Liana Levi, 2006, pp. 90 – 92.
Rudolf HOESS témoigne… (1)
Rudolf Höss (1900-1947) a occupé la fonction de commandant du camp de concentration puis d’extermination d’Auschwitz du 1er mai 1940 à la fin octobre 1943. Condamné à mort par un tribunal spécial polonais le 2 avril 1947, la sentence a été exécutée par pendaison au camp d’Auschwitz le 7 avril 1947.
Les extraits suivants viennent des minutes du procès de Nuremberg.
Au vu de la « qualité » de l’auteur, le lecteur fera oeuvre de grande prudence envers ce témoignage. Notamment, Hoess exagère le nombre de morts à Auschwitz. Il donnera un nombre beaucoup plus fiable et confirmé par les historiens (1’130’000 morts) dans son autobiographie écrite plus tard en prison.
« Moi, Rudolf Hosz [= HOESS, autre transcription du même nom], après avoir prêté serment conformément à la loi, déclare ce qui suit :
Je suis âgé de quarante six ans et membre du Parti national-socialiste allemand depuis 1922, membre des S.S. depuis 1934, membre des Waffen-S.S.(2) depuis 1938. Depuis le 1er décembre 1934, j’appartenais à la formation dénommée S.S.-Tête-de-mort.
Depuis 1934, j’ai travaillé sans arrêt dans l’administration des camps de concentration, et j’occupai un poste à Dachau, jusqu’en 1938, ensuite comme adjoint de camp à Sachsenhausen de 1938 au 1er mai 1940, date à laquelle je fus nommé commandant à Auschwitz. Je dirigeai Auschwitz jusqu’au 1er décembre 1943, et estime qu’au moins deux millions cinq cent mille victimes furent exécutées et exterminées par les gaz, puis incinérées ; un demi million au moins moururent de faim ou de maladie, soit un chiffre total minimum de trois millions de morts. Ce qui représente environ 70 à 80 % de tous les déportés envoyés à Auschwitz. Les autres furent sélectionnés et employés au travail forcé dans les industries dépendant du camp. Parmi les gazés et incinérés, se trouvaient environ vingt mille prisonniers de guerre russes qui avaient été auparavant extraits des camps de prisonniers par la Gestapo : ils avaient été livrés à Auschwitz par les camions de l’armée commandés par des officiers de la Wehrmacht (3). Le reste des victimes comprenait environ cent mille Juifs allemands et un très grand nombre d’habitants, pour la plupart des Juifs, de Hollande, France, Belgique, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Grèce ou autres pays (4). Dans le seul été 1944, quatre cent mille Juifs hongrois environ furent exécutés à Auschwitz.
Les exécutions massives par les gaz commencèrent dans l’été de 1941 et se prolongèrent jusqu’à l’automne de 1944 (…) Toutes les exécutions par les gaz eurent lieu sur les ordres directs, la surveillance et la responsabilité du R.S.H.A.(5). Je recevais directement du R.S.H.A. les instructions nécessaires pour les exécutions massives (…).
La solution définitive de la question juive signifiait l’extermination de tous les juifs d’Europe (6). En juin 1941, je reçus l’ordre d’organiser l’extermination à Auschwitz. Le Gouvernement général de Pologne comprenait déjà trois autres camps : Belzec, Treblinka, et Wolzek É Je me rendis à Treblinka pour étudier les méthodes d’extermination. Le commandant du camp me dit qu’il avait éliminé quatre-vingt mille détenus en six mois. Il s’occupait surtout des Juifs du ghetto de Varsovie.
Il utilisait l’oxyde de carbone. Mais ses méthodes ne me paraissaient pas très efficaces . Aussi, quand j’aménageai le bâtiment d’extermination d’Auschwitz, je choisis le Zyklon B, acide prussique cristallisé, que nous faisions tomber dans la chambre de mort par un petit orifice. Selon les conditions atmosphériques, le gaz mettait de trois à quinze minutes pour faire effet. Nous savions que les victimes étaient mortes lorsqu’elles cessaient de crier. Nous attendions alors une demi-heure avant d’ouvrir les portes et de sortir les cadavres. Nos groupes spécialisés (7) leur retiraient alors bagues, alliances, ou des dents.
Nous apportâmes une amélioration par rapport à Treblinka en aménageant des chambres à gaz pouvant contenir deux mille personnes à la fois, alors qu’à Treblinka elles n’en contenaient que deux cents (…).
[A Treblinka] les victimes savaient presque toujours qu’elles allaient être exterminées. A Auschwitz nous nous efforçâmes de leur faire croire qu’elles allaient subir une désinfection (8). Elles ont bien sûr très souvent deviné leur sort et nous avons connu des incidents et des difficultés. Fréquemment, les femmes cachaient leurs enfants sous leurs vêtements, mais dès que nous les découvrions, nous envoyions ces enfants dans les chambres à gaz (…)
A Auschwitz, nous avions deux médecins S.S. chargés d’examiner chaque livraison nouvelle de déportés. On les faisait défiler devant un médecin qui prenait une décision au fur et à mesure qu’ils passaient devant lui. Ceux qui paraissaient aptes au travail étaient envoyés dans le camp. Les autres étaient aussitôt dirigés vers les bâtiments d’extermination. Les enfants en bas âge étaient systématiquement exterminés, puisqu’ils étaient inaptes au travail. »
Extrait de « Die Prozess gegen die Hauptkriegsverbrecher », Nuremberg, vol. XXXIII, p. 275 et sv.
Cité dans BOUILLON, J. et A., « Le monde contemporain », Paris, Bordas, 1963 (Collection d’histoire Louis Girard) , p.575-577.
Notes :
(1) Sur Hoess, voir aussi sur cliotexte Textes sur la Seconde Guerre mondiale et la Shoah
(2) Troupes d’élite de l’armée allemande rattachées à la SS.
(3) L’armée allemande régulière.
(4) Les déportés à Auschwitz n’étaient pas seulement des Juifs, mais aussi des résistants de toutes opinions et de toutes confessions.
(5) En 1936, les institutions policières furent regroupées en un Office central de sécurité du Reich (R.S.H.A.) dépendant directement d’Himmler, chef de la S.S.
(6) C’était la mise à exécution d’un projet déjà ancien de Hitler, et qui fut systématiquement organisé dès 1941.
(7) Les Sonderkommando, composés de détenus qui étaient périodiquement envoyés eux-mêmes aux chambres à gaz.
(8) Périodiquement, les détenus étaient soumis à d’interminables séances d’ « épouillage », nus, même en hiver dans des conditions glaciales ; le résultat était une recrudescence des maladies.
Deux autres extraits de Rudolf HOESS au procès de Nuremberg
« Je dirigeai Auschwitz jusqu’au 1er décembre 1943, et estime qu’au moins deux millions cinq cent mille victimes furent exécutées et exterminées par les gaz, puis incinérées ; un demi-million au moins moururent de faim ou de maladie, soit un chiffre total minimum de trois millions de morts. Ce qui représente environ 70 à 80% de tous les déportés envoyés à Auschwitz. Les autres furent sélectionnés et employés au travail forcé dans les industries dépendant du camp ». (…)
« La solution finale de la question juive signifiait l’extermination de tous les Juifs d’Europe. En juin 1941, je reçus l’ordre d’organiser l’extermination à Auschwitz. J’avais visité Treblinka pour voir de quelle manière l’extermination s’y effectuait. Le commandant du camp me dit avoir liquidé 80’000 personnes en six mois. Il avait employé du gaz monoxyde et, à son avis, ces méthodes n’étaient pas très efficaces.
Nous apportâmes une amélioration par rapport à Treblinka en aménageant des chambres à gaz pouvant contenir deux mille personnes à la fois. Je me décidai à employer le Zyklon B, un acide prussique cristallisé, que nous introduisions dans la chambre à gaz par une petite fente. Il fallait trois à quinze minutes pour tuer les hommes se trouvant dans la chambre à gaz, selon les conditions climatiques. Nous constations qu’ils étaient tous morts par le fait qu’ils cessaient de râler. Nous attendions d’habitude une demi-heure avant de rouvrir les portes pour enlever les cadavres. Notre commando spécial s’emparait des bagues et des dents en or.
A Auschwitz, nous nous efforçâmes de faire croire aux victimes qu’elles allaient subir une désinfection. Fréquemment, les femmes cachaient leurs enfants sous leurs vêtements, mais dés que nous les découvrions, nous envoyions ces enfants dans les chambres à gaz ».
extrait de Rudolf HOESS, « Le commandant d’Auschwitz parle », PCM petite collection maspero, 1979 (ou Julliard, 1959 ou Paris, La Découverte, 1995)
Utilisation des prisonniers
« La direction de la Sûreté plaidait toujours pour l’extermination totale des Juifs. Pour elle, la création de chaque nouveau camp de travail, l’affectation de chaque nouveau millier de Juifs aux besoins de l’industrie comportait le danger d’une libération, et laissait aux Juifs l’espoir d’avoir la vie sauve grâce à un quelconque hasard heureux.
Pohl [le directeur des « services économiques »] par contre, était chargé par Himmler d’alimenter l’industrie de l’armement avec le maximum de détenus. Il attribuait donc la plus grande importance à l’augmentation du nombre de ceux qui seraient mis à sa disposition, même s’il s’agissait de Juifs aptes au travail qu’on avait triés dans les convois destinés à l’extermination. Il fondait de grands espoirs, d’ailleurs fallacieux, sur la conservation de cette main-d’oeuvre. La direction de la Sûreté et celle de la main-d’oeuvre défendaient ainsi des points de vue strictement opposés. »
R. Hoess, Le commandant d’Auschwitz parle, 1959 in FRANK, Robert (s.d.), Histoire 1e: L, ES, S, Paris, Belin, 1994
LES FEMMES FRANÇAISES À AUSCHWITZ
(AUDIENCE DU MATIN DU 28 JANVIER 1946)
Extrait des dépositions faites au Tribunal de Nuremberg devant l’accusation française relative au travail forcé et aux camps de la mort (17 janvier-7 février 1946).
Le 28 janvier, Mme Marie Vaillant-Couturier, député à l’Assemblée constituante, née à Paris le 3 novembre 1912, vient témoigner. En 1942, elle avait été arrêtée par la police française de Pétain pour sa participation à la Résistance, puis livrée à la Gestapo et enfin internée dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Elle est une des rares survivantes de ce « Camp de la mort ». Mme Vaillant-Couturier est interrogée par M. Charles Dubost du ministère public français.
Le texte de cette déposition est extrait de L. SAUREL, Le procès de Nuremberg, Paris, Éditions Rouff, 1965 (Dossiers de l’histoire), p. 149-155.
« Mme Vaillant-Couturier. – Je suis arrivée le 20 mars à la prison de la Santé, au quartier allemand. J’ai été interrogée le 9 juin 1942. À la fin de mon interrogatoire, on a voulu me faire signer une déclaration qui n’était pas conforme à ce que j’avais dit. Comme j’ai refusé de la signer, l’officier qui m’interrogeait m’a menacée, et comme je lui ai dit que je ne craignais pas la mort ni d’être fusillée, il m’a dit : « Mais nous avons à notre disposition des moyens bien pires que de fusiller les gens pour les faire mourir », et l’interprète m’a dit : » Vous ne savez pas ce que vous venez de faire. Vous allez partir dans un camp de concentration allemand ; on n’en revient jamais ». (…) En quittant la Santé le 20 août 1942, j’ai été conduite au fort de Romainville, qui servait de camp d’otages. Là, j’ai assisté deux fois à des prises d’otages, le 21 août et le 22 septembre. Parmi les otages emmenés, il y avait les maris des femmes qui se trouvaient avec moi et qui sont parties pour Auschwitz ; la plupart y sont mortes. Ces femmes, pour la plupart, n’étaient arrêtées qu’à cause de l’activité de leur mari ; elles n’en avaient aucune elles-mêmes.
M. Dubost. – Vous êtes partie à Auschwitz à quel moment ?
Mme Vaillant-Couturier. – Je suis partie pour Auschwitz le 23 janvier et arrivée le 27.
M. Dubost. – Vous faisiez partie d’un convoi ?
Mme Vaillant-Couturier. – Je faisais partie d’un convoi de 230 Françaises. Il y avait parmi nous Danielle Casanova, qui est morte à Auschwitz, Maï Politzer, qui est morte à Auschwitz, Hélène Solomon. Il y avait de vieilles femmes…
M. Dubost. – Quelle était leur condition sociale ?
Mme Vaillant-Couturier. – Des intellectuelles, des institutrices, un peu de toutes les conditions sociales. Maï Politzer était médecin : elle était la femme du philosophe Georges Politzer. Hélène Solomon était la femme du physicien Solomon ; c’est la fille du professeur Langevin. Danielle Casanova était chirurgien-dentiste et elle avait une grande activité parmi les femmes ; c’est elle qui a monté un mouvement de résistance parmi les femmes de prisonniers.
M. Dubost. – Combien êtes-vous revenues sur 230 ?
Mme Vaillant-Couturier. – 49. (…) Le voyage était extrêmement pénible, car nous étions 60 par wagon et l’on ne nous a pas distribué de nourriture ni de boissons pendant le trajet. Comme nous demandions aux arrêts aux soldats lorrains enrôlés dans la Wehrmacht qui nous gardaient si l’on arrivait bientôt. ils nous ont répondu : « Si vous saviez où vous allez, vous ne seriez pas pressées d’arriver ». (…) Nous sommes arrivées à Auschwitz au petit jour. On a déplombé nos wagons et on nous a fait sortir à coups de crosses pour nous conduire au camp de Birkenau, qui est une dépendance du camp d’Auschwitz, dans une immense plaine, qui, au mois de janvier était glacée… (…) On nous a conduites dans une grande baraque, puis à la désinfection. Là, on nous a rasé la tête et on nous a tatoué sur l’avant-bras gauche le numéro matricule. Ensuite, on nous a mises dans une grande pièce pour prendre un bain de vapeur et une douche glacée. Tout cela se passait en présence des 58, hommes et femmes, bien que nous soyons nues. Après, on nous a remis des vêtements souillés et déchirés, une robe de coton et une jaquette pareille. (…) À ce moment-là, les commandos de travail d’hommes sont rentrés. Derrière chaque commando, il y avait des hommes qui portaient des morts. Comme ils pouvaient à peine se traîner eux-mêmes, ils étaient relevés à coups de crosses ou à coups de bottes, chaque fois qu’ils s’affaissaient…
M. Dubost. – Je vous demande pardon, pouvez-vous décrire les scènes de l’appel ?
Mme Vaillant-Couturier. – Pour l’appel, on était mis en rangs, par cinq, puis nous attendions jusqu’au jour [les détenues étaient réveillées à trois heures et demie du matin] que les Aufseherinnen, c’est-à-dire les surveillantes allemandes en uniforme, viennent nous compter. Elles avaient des gourdins et elles distribuaient, au petit bonheur la chance, comme ça tombait, des coups. Nous avons une compagne, Germaine Renaud, institutrice à Azay-le-Rideau, en France, qui a eu le crâne fendu devant mes yeux par un coup de gourdin, durant l’appel. Le travail à Auschwitz consistait en déblaiements de maisons démolies, constructions de routes et surtout assainissement des marais. C’était de beaucoup le travail le plus dur, puisqu’on était toute la journée les pieds dans l’eau et qu’il y avait danger d’enlisement. Il arrivait constamment qu’on soit obligé de retirer une camarade qui avait enfoncé parfois jusqu’à la ceinture. Durant tout le travail, les SS hommes et femmes qui nous surveillaient nous battaient à coups de gourdins et lançaient sur nous leurs chiens. Nombreuses sont les camarades qui ont eu les jambes déchirées par les chiens. Il m’est même arrivé de voir une femme déchirée et mourir sous mes yeux, alors que le SS Tauber excitait son chien contre elle et ricanait à ce spectacle. Les causes de mortalité étaient extrêmement nombreuses. Il y avait d’abord le manque d’hygiène total. Lorsque nous sommes arrivées à Auschwitz, pour 12 000 détenues, il y avait un seul robinet d’eau non potable, qui coulait par intermittence. Comme ce robinet était dans les lavabos allemands, on ne pouvait y accéder qu’en passant par une garde de détenues allemandes de droit commun, qui nous battaient effroyablement. Il était donc presque impossible de se laver ou de laver son linge. Nous sommes restées pendant plus de trois mois sans jamais changer de linge ; quand il y avait de la neige, nous en faisions fondre pour pouvoir nous laver. Plus tard, au printemps, quand nous allions au travail, dans la même flaque d’eau sur le bord de la route, nous buvions, nous lavions notre chemise ou notre culotte. Nous nous lavions les mains à tour de rôle dans cette eau polluée. Les compagnes mouraient de soif, car on ne distribuait que deux fois par jour un demi-quart de tisane.
[Mme Vaillant-Couturier parle ensuite du bloc 25, où les Allemands envoyaient les détenues faibles ou mourantes : elles étaient destinées à la chambre à gaz.]
Mme Vaillant-Couturier. – Ce bloc 25, qui était l’antichambre de la chambre à gaz – si l’on peut dire – je le connais bien, car, à cette époque, nous avions été transférées au bloc 26 et nos fenêtres donnaient sur la cour du 25. On voyait les tas de cadavres, empilés dans la cour, et, de temps en temps, une main ou une tête bougeait parmi ces cadavres, essayant de se dégager : c’était une mourante qui essayait de sortir de là pour vivre. La mortalité dans ce bloc était encore plus effroyable qu’ailleurs, car, comme c’étaient des condamnées à mort, on ne leur donnait à manger et à boire que s’il restait des bidons à la cuisine, c’est-à-dire que souvent elles restaient plusieurs jours sans une goutte d’eau. Un jour, une de nos compagnes, Annette Epaux, une belle jeune femme de trente ans, passant devant le bloc, eut pitié de ces femmes qui criaient, du matin au soir, dans toutes les langues : « À boire, à boire, à boire, de l’eau ». Elle est rentrée dans notre bloc pour chercher un peu de tisane, mais, au moment où elle la passait par le grillage de la fenêtre, la Aufseherin l’a vue, l’a prise par le collet et l’a jetée au bloc 25. Toute ma vie, je me souviendrai d’Annette Epaux. Deux jours après, montée sur le camion qui se dirigeait à la chambre à gaz, elle tenait contre elle une autre Française, la vieille Line Porcher, et au moment où le camion s’est ébranlé, elle nous a crié : « Pensez à mon petit garçon, si vous rentrez en France ». Puis elles se sont mises à chanter la Marseillaise. (…) Une autre cause de mortalité et d’épidémie était le fait qu’on nous donnait à manger dans de grandes gamelles rouges qui étaient seulement passées à l’eau froide après chaque repas. Comme toutes les femmes étaient malades, et qu’elles n’avaient pas la force durant la nuit de se rendre à la tranchée qui servait de lieux d’aisance et dont l’abord était indescriptible, elles utilisaient ces gamelles pour un usage auquel elles n’étaient pas destinées. Le lendemain, on ramassait ces gamelles, on les portait sur un tas d’ordures et, dans la journée, une autre équipe venait les récupérer, les passait à l’eau froide, et les remettait en circulation…
M. Dubost. – Voulez-vous préciser ce qu’était le Revier dans le camp ?
Mme Vaillant-Couturier. – Le Revier était les blocs où l’on mettait les malades. On ne peut pas donner à cet endroit le nom d’hôpital, car cela ne correspond pas du tout à l’idée qu’on se fait d’un hôpital. Pour y aller, il fallait d’abord obtenir l’autorisation du chef de bloc, qui la donnait très rarement. Quand enfin on l’avait obtenue, on était conduit en colonne devant l’infirmerie où, par tous les temps, qu’il neige ou qu’il pleuve, même avec 40° de fièvre, on devait attendre plusieurs heures, en faisant la queue, pour être admise. Il arrivait fréquemment que des malades meurent dehors, devant la porte de l’infirmerie, avant d’avoir pu y pénétrer. Du reste, même de faire la queue devant l’infirmerie était dangereux car, lorsque cette queue était trop grande, le SS passait, ramassait toutes les femmes qui attendaient et les conduisait directement au bloc 25.
M. Dubost. – C’est-à-dire à la chambre à gaz ?
Mme Vaillant-Couturier. – C’est-à-dire à la chambre à gaz. C’est pourquoi très souvent les femmes préféraient ne pas se présenter au Revier, et elles mouraient au travail ou à l’appel. Après l’appel du soir, en hiver, quotidiennement, on relevait des mortes qui avaient roulé dans les fossés. Le seul intérêt du Revier, c’est que, comme on était couché, on était dispensé de l’appel, mais on était couché dans des conditions effroyables, dans des lits de moins d’un mètre de large à quatre, avec des maladies différentes, ce qui faisait que celles, qui étaient entrées pour des plaies aux jambes, attrapaient la dysenterie ou le typhus de leur voisine. Les paillasses étaient souillées, on ne les changeait que quand elles étaient complètement pourries. Les couvertures étaient si pleines de poux qu’on les voyait grouiller comme des fourmis… (…) Il n’y avait pour ainsi dire pas de médicaments, on laissait donc les malades couchées, sans soins, sans hygiène, sans les laver…
[Le manque de place ne me permet pas ici de citer en entier la déposition de Mme Vaillant-Couturier, dont la précision en fait un document effroyable, un réquisitoire irréfutable contre l’application des méthodes nazies. Arrivons maintenant à l’une des plus odieuses exploitations des femmes par les SS dans les camps de concentration. ]
Mme Vaillant-Couturier. – Il y avait à Auschwitz une maison de tolérance pour les SS et également pour les détenus, fonctionnaires hommes, qu’on appelait des « Kapo ». D’autre part, quand les SS avaient besoin de domestiques, ils venaient, accompagnés de la Oberaufseherin, c’est-à-dire la commandante femme du camp, choisir pendant la désinfection et ils désignaient une petite jeune fille que la Oberaufseherin faisait sortir des rangs. Ils la scrutaient, faisaient des plaisanteries sur son physique et, si elle était jolie et leur plaisait, ils l’engageaient comme bonne avec le consentement de la Oberaufseherin qui leur disait qu’elle leur devait une obéissance absolue, quoi qu’ils lui demandent.
M. Dubost. – Pourquoi venaient-ils pendant la désinfection ?
Mme Vaillant-Couturier. – Parce qu’à la désinfection, les femmes étaient nues.
M. Dubost. – Ce système de démoralisation et de corruption était-il exceptionnel ?
Mme Vaillant-Couturier. – Non, dans tous les camps où j’ai passé, le système était le même ; j’ai parlé à des détenues venues de camps où je n’avais pas été moi-même, et c’est toujours la même chose. Le système est exactement le même dans n’importe quel camp. »
Le procès de Nuremberg : le réquisitoire du procureur américain Robert H. Jackson (extrait)
« Le privilège d’inaugurer dans l’Histoire le premier procès pour ces crimes contre la paix du monde impose de graves responsabilités. Les crimes que nous cherchons à condamner et à punir ont été si prémédités, si néfastes et si dévastateurs que la civilisation ne peut tolérer qu’on les ignore, car elle ne pourrait survivre à leur répétition. Que quatre grandes nations, exaltées par leur victoire, profondément blessées, arrêtent les mains vengeresses et livrent volontairement leurs ennemis captifs au jugement de la loi, est un des plus grands tributs que la force paya jamais à la raison.
Ce tribunal, bien que nouveau et expérimental, n’est pas le résultat de spéculations abstraites. Il n’est pas créé pour justifier d’absurdes théories de droit. Ce procès représente l’effort d’ordre pratique de quatre des plus puissantes nations avec l’appui de dix-sept autres, pour recourir au droit international afin de faire face à la plus grande menace de notre temps, la guerre d’agression. Le sens commun de l’humanité exige que la loi ne soit pas limitée à la simple punition de crimes ordinaires commis par de petites gens. Il faut que la loi atteigne également les hommes qui possèdent de grands pouvoirs et qui en font un usage délibéré et concerté, afin de mettre en mouvement une série de maux qui n’épargnent aucun foyer dans le monde (…).
Au banc des accusés sont assis une vingtaine d’hommes déchus. Accusés aussi amèrement par l’humiliation de ceux qu’ils ont dirigés que par la misère de ceux qu’ils ont attaqués, leur pouvoir personnel pour le mal est à jamais détruit. Il est difficile aujourd’hui de déceler dans ces êtres captifs la puissance avec laquelle, en tant que chefs nazis, ils dominèrent un jour une grande partie du monde et le terrorisèrent presque en entier. En tant qu’individus, leur destin est de peu d’importance pour le monde.
Ce qui constitue l’importance de ce procès, c’est que ces prisonniers représentent des influences sinistres qui se dissimuleront de par le monde, bien après qu’eux-mêmes seront retournés en poussière. Nous montrerons qu’ils sont des symboles vivants des haines raciales, du terrorisme et de la violence, de l’arrogance et de la cruauté du pouvoir. Ce sont des symboles d’un nationalisme et d’un militarisme farouches, d’intrigues et de guerres qui ont jeté la confusion en Europe, génération après génération, écrasant ses hommes, détruisant ses foyers et appauvrissant sa vie (…).
La véritable partie plaignante à votre barre est la civilisation. Dans tous nos pays, la civilisation est encore imparfaite et doit lutter. Elle ne prétend pas que les Etats-Unis ou tout autre pays n’ont pas une part de responsabilité dans les circonstances qui ont fait du peuple allemand une proie facile pour les flatteries et les menaces des conspirateurs nazis.
Mais elle souligne l’épouvantable suite d’agressions et de crimes et j’ai énumérés ; elle montre la lassitude des corps, l’épuisement des énergies, la destruction de tout ce qui était beau et utile dans une si grande partie du monde, et les possibilités encore plus grandes de destruction pour l’avenir. Il n’est pas nécessaire, au milieu des ruines de cette ancienne et superbe cité, avec le nombre inconnu de ses habitants encore ensevelis sous les décombres, de chercher des raisons spéciales pour proclamer que le déclenchement ou la conduite d’une guerre d’agression est le pire crime contre la morale. La seule ressource des accusés peut seulement résider dans leur espoir que le droit international soit tellement en retard sur le sens moral de l’humanité qu’une conduite que ce sens moral qualifie de criminelle ne puisse être considérée comme répréhensible aux yeux du droit.
La civilisation demande si le droit est lent au point d’être absolument inefficace lorsqu’il s’agit de crimes d’une telle ampleur commis par des criminels. Elle n’espère pas que vous puissiez rendre la guerre impossible, mais elle espère que votre décision placera la force du droit international, ses prescriptions, ses défenses et surtout ses sanctions, au service de la paix, de sorte que les hommes et les femmes de bonne volonté, dans tous les pays, puissent avoir la permission de vivre sans en demander l’autorisation à quiconque, sous la protection du Droit. »
Cité dans Annette Wieviorka. Le procès de Nuremberg. Paris, Editions Liana Levi, 2006, pp. 60 – 64.