Nicolas Luckner (né à Cham, dans le Palatinat, en 1722 – mort à Paris en 1794), qui avait servi dans les armées bavaroises et hollandaises, passa en 1763 au service de la France, avec le grade de lieutenant général. Il reçut le baton de maréchal en 1791. C’est à lui que Rouget de Lisle dédia son célèbre « Chant de guerre » (devenu « la Marseillaise »)… En ce Jeudi 27 septembre 1792, Luckner (qui est convoqué à Paris par la Convention) envoit une lettre qui est lue à l’Assemblée, et dans laquelle le maréchal se plaint d’être calomnier, mais affirme surtout son amour pour la nation française.
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(Rabaut fait lecture de la traduction de la lettre adressée hier à l’Assemblée par le maréchal Luckner. Elle est ainsi conçue:)
« Messieurs, appelé à Paris par le conseil exécutif provisoire, pour examiner avec lui les opérations de cette campagne, je m’y suis rendu aussitôt, où j’ai vu Messieurs les ministres. Je m’empressai cependant de comparaître à la Convention nationale, assemblée en qui réside toute puissance et le véritable pouvoir.
Je ne viens pas, Messieurs, pour vous faire des compliments sur vos lois. Vous avez érigé le royaume en république; fort bien, j’obéirai à la nation; mais s’il est du devoir du soldat de veiller à son poste, son poste ne doit-il pas être stable et désigné, sont poste ne doit-il pas être honorable ?
Je ne veux pas vous le taire, Messieurs, la calomnie s’élève sur ma tête, et peu à peu m’environne. J’ai dit, il y a longtemps, que je n’avais pas l’usage de la langue française; mais j’ai le coeur français. Je ne connais pas l’art de bien parler; mais je sais me battre, quoi qu’il en soit.
L’on parle contre quelques expressions de mes lettres; mais on sait que je ne les fais pas, et on oublie que je n’ai jamais abandonné et que je n’ai pas souffert que personne abandonnât le poste que la patrie m’a confié. On oublie ma conduite à Courtrai, mes débats avec un mauvais ministre et avec Lafayette, vis-à-vis duquel j’étais dans une telle position que j’ai toujours craint qu’il ne me mît pas dans le plus cruel embarras.
On ne parle pas de ma conduite relative à l’événement du 10 août, et de ma constance à faire taire toute opposition, en attendant l’arrivée des commissaires de l’Assemblée nationale, qui, j’ose le dire, n’ont rien fait autre chose que d’accélérer mon ouvrage.
On tait mes voyages continuels et ma constante vigilance; mais on parle contre moi de l’événement du 10 août. J’ai, dit-on, fait faire des logements pour marcher vers Paris; et ce soupçon fut suffisant pour me destituer. Messieurs les commissaires de l’Assemblée nationale arrivent, le jour luit, et je me suis vu généralissime; mais est-ce pour commander, pour diriger les armées vers le point du milieu de l’action ? Non, c’est pour aider les généraux de mes conseils.
On m’avait jeté dans Châlons, j’ai obéi; mais tantôt ce sont les volontaires que je renvoyais qui s’élèvent contre moi, comme si j’avais fait autre chose que ce que font tous les généraux, qui est de renvoyer les militaires pour les former, et de les éloigner de l’ennemi jusqu’à ce qu’ils soient formés; tantôt on assure que je n’avais pas la confiance des soldats, comme si en criant contre moi auprès des nouveaux venus, on pouvait m’enlever l’amour de ceux qui m’ont vu avec eux au feu. On dit que j’ai un fils au service de l’empereur, tandis que mes deux fils sont au service du Danemark.
Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils n’ont jamais donné occasion de plainte à la France. En général, un mal suit l’autre; on perd la bonne opinion qu’on a de moi, on m’appelle à Paris et l’ennemi prend les frontières. Je remercie le ministère de ce qu’il ne s’est pas appesanti sur les soupçons que mes lettres pouvaient lui donner. C’est une marque de son patriotisme; car il est temps, j’en conviens, que tous les hommes douteux soient éloignés; mais il est temps aussi que la confiance renaisse envers ceux qui se prononcent de manière à ne plus pouvoir être rangés parmi les douteux.
Mandataires de la nation, Luckner ne vient pas auprès de vous pour se plaindre; mais il vient pour faire sa profession de foi: il aime la nation. Honoré dans plusieurs États, il a voulu finir de vivre dans celui où il a été le plus estimé, ayant passé par tous les grades qu’un militaire puisse obtenir. Il veut terminer sa vie avec honneur; il se croit incapable de souiller son honneur; il ne désire autre chose que de sacrifier sa vie au service d’une grande nation qui s’est tant sacrifiée pour sa liberté.
Ce général peut parler d’honneur, car il a fait du bien sans nombre; car tout est compris dans l’honneur cher à la nation française. Pourquoi faut-il donc qu’au lieu de pouvoir conduire les troupes à la victoire, il se voie obligé de se rendre dans cette enceinte pour se justifier ?
Quoi qu’il en arrive, recevez le serment qu’il fait d’une fidélité en tout point, et d’une obéissance sans fin ».
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Collot-d’Herbois : « La Convention n’a pas statué sur la lettre du maréchal Luckner; sans doute elle doit être renvoyée à un comité. Le maréchal Luckner n’a pas répondu à la plus grave des objections qu’on lui a faites; c’est de n’avoir pas fait le procès du traître Jarry. Lorsque nos phalanges sont prêtes a entrer sur le territoire des tyrans, ceux-ci ne manqueront pas de rappeler à leurs esclaves l’affaire de Courtrai. Il faut donc que ce crime ne reste pas impuni plus longtemps. Il faut faire le procès à Jarry… »
Un membre : « Il est soustrait ».
Collot-d’Herbois : « S’il est soustrait, il faut toujours prononcer son crime; s’il est soustrait, il n’échappera pas du moins à l’exécration publique. Je demande que Luckner ne puisse sortir de Paris avant que la Convention ait prononcé à son égard ».
(Cette proposition est adoptée et sa lettre est renvoyée au comité militaire)
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Source : « Journal officiel de la Convention Nationale – La Convention Nationale (1792-1793), Procès-verbaux officiels des séances depuis le 21 septembre 1792, Constitution de la grande assemblée révolutionnaire, jusqu’au 21 janvier 1793, exécution du roi Louis XVI, seule édition authentique et inaltérée contenant les portraits des principaux conventionnels et des autres personnages connus de cette sublime époque », auteur non mentionné, Librairie B. Simon & Cie, Paris, sans date, page 42.