Lucien, Comment il faut écrire l’histoire, ~160 ap. J.C.

« … L’unique devoir de l’historien, c’est de dire ce qui s’est fait. (…) Tel est, je le répète, l’unique devoir de l’historien : ne sacrifier qu’à la vérité, quand on se mêle d’écrire l’histoire, et négliger tout le reste ; en un mot, la seul règle, l’exacte mesure, c’est de n’avoir pas égard seulement à ceux qui l’entendent, mais à ceux qui, plus tard, liront ses écrits.

(…) Ainsi l’historien doit être exempt de crainte, incorruptible, indépendant, ami de la franchise et de la vérité (…) ne donnant rien à la haine, ni à l’amitié, n’épargnant personne par pitié, par honte ou par respect, juge impartial (…), étranger dans ses ouvrages, sans pays, sans lois, sans prince, ne s’inquiétant pas de ce que dira tel ou tel, mais racontant ce qui s’est fait.

(…) De là, il conclut que l’utilité doit être le but que se propose tout homme sensé en écrivant l’histoire, afin, que si, par la suite, il arrive des événements semblables, on voie, en jetant les yeux sur ce qui a été écrit, ce qu’il est utile de faire. »

autre extrait plus long du même

« Eh bien ! je dis qu’un bon historien doit réunir en soi deux qualités essentielles, une grande intelligence des affaires, une netteté parfaite d’expression. L’une ne peut s’apprendre, c’est un don de la nature ; l’autre peut s’acquérir par un exercice constant, un travail suivi, un vif désir d’égaler les anciens. Aucun art ne peut suppléer à ces deux qualités, et mes conseils n’y sauraient ajouter rien. Ceux, en effet, que la nature n’a pas créés intelligents et sagaces, mon livre ne promet pas de les rendre tels. Autrement, ce serait un grand, un inappréciable secret, que de pouvoir changer et transformer les objets au point de convertir le plomb en or et l’étain en argent.

(…) Lorsque nous disons que nous avons trouvé un art qui peut s’appliquer à un objet si grand, si difficile ; car nous ne nous vantons pas de prendre n’importe quel homme et d’en faire un historien : nous voulons montrer à un auteur, naturellement intelligent et exercé à bien écrire, quelques routes droites, qui, s’offrant à lui, le conduiront, s’il y entre, plus vite et plus facilement au but qu’il s’est proposé.

(…) Mais il faut avant tout, que l’historien soit libre dans ses opinions, qu’il ne craigne personne, qu’il n’espère rien. Autrement, il ressemblerait à ces juges corrompus qui, pour un salaire, prononcent des arrêts dictés par la faveur ou la haine. Qu’il ne s’embarrasse pas de ce que Philippe a eu l’œil crevé par Aster, (…) mais qu’il nous montre le borgne comme il était. Il ne doit pas s’attendrir s’il représente au vif Alexandre tuant cruellement Clitus à l’issue d’un festin. Il n’aura pas peur de dire que Cléon, ce souverain des assemblées, ce maître absolu de la tribune, était un homme dangereux et forcené. Il ne redoutera pas la république entière d’Athènes, s’il raconte les désastres de Sicile, la captivité de Démosthène, la mort de Nicias, comment les soldats eurent soifs, comment ils se mirent à boire, comment, en buvant, une foule d’entre eux furent taillés en pièces. En effet, il doit croire, ce qui est juste, que nul homme sensé ne lui reprochera de raconter, telle qu’elle a eu lieu, une entreprise malheureuse ou mal concertée. L’historien n’est pas poète ; il est narrateur, et, lorsque les Athéniens sont vaincus dans un combat naval, ce n’est pas lui qui coule les vaisseaux ; s’ils prennent la fuite, ce n’est pas lui qui les poursuit. (…) L’unique devoir de l’historien, c’est de dire ce qui s’est fait. Mais il ne le pourra pas, s’il a peur d’Artaxercès, dont il est le médecin ; s’il attend une robe de pourpre, un collier d’or, un cheval de Nisée pour le salaire des éloges prodigués dans son histoire. Ce n’est point ainsi qu’agira Xénophon, l’historien impartial, ni Thucydide ; mais s’il a des inimitiés particulières, il les oubliera pour ne songer qu’à la république ; il mettra l’intérêt de la vérité au-dessus de la haine, et il ne pardonnera pas une faute même à l’amitié. (…) Tel est, je le répète, l’unique devoir de l’historien : ne sacrifier qu’à la vérité, quand on se mêle d’écrire l’histoire, et négliger tout le reste ; en un mot, la seule règle, l’exacte mesure, c’est de n’avoir pas égard seulement à ceux qui l’entendent, mais à ceux qui, plus tard, liront ses écrits.

Si, au contraire, il fait la cour au présent, on aura raison de le mettre au rang de ces flatteurs pour lesquels l’histoire a depuis longtemps autant d’aversion que la gymnastique pour les parures. (.…) Ainsi l’historien doit être exempt de crainte, incorruptible, indépendant, ami de la franchise et de la vérité, appelant, (…) figue une figue, barque une barque ; ne donnant rien à la haine, ni à l’amitié, n’épargnant personne par pitié, par honte ou par respect, juge impartial, bienveillant pour tous, n’accordant à chacun que ce qui lui est dû, étranger dans ses ouvrages, sans pays, sans lois, sans prince, ne s’inquiétant pas de ce que dira tel ou tel, mais racontant ce qui s’est fait.

Thucydide eut donc raison d’ériger ce précepte en loi, et de distinguer une bonne et une mauvaise manière d’écrire l’histoire (…). De là il conclut que l’utilité doit être le but que se propose tout homme sensé en écrivant l’histoire, afin que si, par la suite, il arrive des événements semblables, on voie, en jetant les yeux sur ce qui a été écrit, ce qu’il est utile de faire. L’historien qui a cette manière de voir est mon homme. Quant au style, à la force de l’expression, on n’y doit trouver ni véhémence, ni rudesse, ni continuité de périodes, ni série captieuse d’arguments, ni aucun de ces artifices de rhétorique dont la séduction ne convient pas à l’histoire ; il faut l’écrire d’un style rassis et paisible. Le sens doit être serré, plein de choses : la diction nette, appropriée aux affaires, éclairant parfaitement les faits.

Car, ainsi que nous avons établi que les qualités d’esprit de l’historien sont la franchise et la véracité, de même que le premier, le seul but de son style, doit être d’exposer clairement les faits, de les présenter sous leur jour le plus lumineux, sans réticences, sans mots hors d’usage, sans aucune de ces expressions qui sentent la place publique et la taverne, mais en termes qui soient compris du vulgaire et loués par les habiles. Je permets l’ornement des figures, mais sans enflure ni recherche ; autrement, son style ressemblerait à des mets trop relevés d’assaisonnements. (…)

Mais surtout qu’il rende son jugement semblable à un miroir, brillant, sans tâche, et d’un centre parfait. Qu’il reproduise la forme des faits, tels qu’il les a réfléchis, sans les renverser, sans leur prêter des couleurs ou des figures étrangères. L’historien, en effet, ne compose pas comme un rhéteur ; il a devant lui le fond de son discours et il n’a qu’à l’exprimer, puisque ce sont des faits accomplis ; son devoir est de les mettre en ordre et de les raconter ; par conséquent, il n’a point à chercher ce qu’il doit dire, mais comment il doit l’énoncer. (…)

Voilà comment il faut écrire l’histoire. Il vaut mieux, prenant la vérité pour guide, attendre sa récompense de la postérité que nous livrer à la flatterie pour plaire à nos contemporains. Telle est la règle, tel est le fil à plomb d’une histoire bien écrite : si l’on s’y conforme, rien de mieux, et je n’aurai point travaillé en vain ; s’il en est autrement, j’aurai roulé mon tonneau dans le Cranium. (…) »

Lucien de Samosate, « Comment il faut écrire l’histoire », in Les sciences historiques de l’Antiquité à nos jours, Larousse, Paris, 1994, pp. 38-44.

Que dit Diodore de Sicile à ce sujet ?

Extrait de Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, Introduction, Ier siècle av. J. C.

« Il est juste raison que les hommes rendent grâce à ceux qui s’occupent de relater les choses passées, parce qu’ils ont toujours été très utiles par leurs travaux à la vie des mortels ; ils enseignent aux lecteurs, avec des exemples des choses passées, ce que les hommes doivent souhaiter et ce qu’ils doivent fuir ; car en lisant les choses qu’à grandes peines et grand danger nos ancêtres ont expérimentées jadis, nous lisons sans peine ni danger d’utiles admonitions sur la façon de conduire notre vie. (…) Et parce que la connaissance qu’on acquiert par la lecture des événements heureux et adverses rapportés par ceux qui les ont vécus, renferme un enseignement exempt de tout danger, il ne fait aucun doute que celui qui lit des histoires parvient à la sagesse sans mal ni danger pour lui, mais au contraire aux dépens d’autrui. (…) C’est une belle chose, assurément, que de tirer exemple des erreurs commises par nos aïeux, afin de rendre nos vies vertueuses, sans s’occuper de ce que d’autres firent, mais en se proposant d’imiter et de faire ce qui a été bien fait (…). »

La méthode d’Ibn Khaldoun, politicien et écrivain, historien. XIVe s.

« Le véritable objet de l’Histoire est d’instruire de l’état social de l’homme, c’est à dire de la civilisation et de ce qui peut la faire évoluer, comme la barbarisation ou l’adoucissement des mœurs, la domination que les hommes acquièrent les uns sur les autres, les fondations d’empires et de dynasties, les travaux des hommes, l’acquisition des richesses, les métiers, les sciences et les arts.

Le mensonge s’introduit dans le rapport que l’on fait des événements, pour plusieurs raisons qui le rendent inévitable. L’une d’elles est l’esprit de parti. Lorsque l’esprit reçoit avec impartialité une information, il l’examine avec soin et finit par distinguer si elle est vraie ou fausse. Si l’esprit de parti l’a pénétré, il accepte d’emblée dans une information ce qui s’accorde avec son opinion. Une autre cause de mensonge est la trop grande confiance envers ceux que l’on suit. Une autre cause est la tendance qu’ont les hommes à gagner la faveur des puissants en leur décernant louanges et éloges.

L’histoire selon Antoine Prost

« Quant à l’exigence de la vérité, elle suppose le respect le plus strict des règles de la profession, règles intellectuelles, déontologiques, éthiques, tout aussi impératives en situation d’enseignement. Car il n’y a pas fondamentalement de différence de nature entre la responsabilité de l’historien et celle de l’enseignant, tous deux médiateurs entre passé et présent, savoirs et société et, ce faisant, reconnus par leur fonction comme ayant compétence de faire progresser la connaissance.
(…) L’historien n’est pas un juge. »

[Plus loin]

« Le cours d’histoire n’est pas un cours de morale. La responsabilité de l’enseignant est de donner aux élèves les connaissances et les outils qui leur permettent de discerner ce qui est inacceptable, expliquer sans vouloir nécessairement persuader et encore moins condamner. Poser des éléments de compréhension. Pointer les erreurs, volontaires ou non. (…) L’histoire est du côté de la connaissance ; elle est mise à distance, rationalisation, volonté de comprendre et d’expliquer. »

[Plus loin]

« Chaque fois que l’historien aborde un nouveau sujet, il est obligé, pour le faire de le re-penser à la première personne. Il lui faut revivre, en se mettant à leur place, ce que les hommes qu’il étudie ont vécu, senti, pensé. Accumulant les indices, il met en quelques sortes ses pas dans leurs pas ; il reconstitue leur façon de vivre, leur logement, leur vêtement, leur nourriture, leur travail, les objets dont ils se servaient, ce qu’ils échangeaient ; il reconstitue leurs univers mental, leur perception du monde, leurs désirs, leurs aspirations, leur religion etc… C’est une sorte d’expérience par traces interposées.

J’ai ainsi vibré avec Mauriac et Bernanos devant le drame de la guerre civile espagnole (…). J’ai été ouvrier dans les usines occupées en 1936 ; j’ai dormi à côté des machines énormes, pour une fois silencieuses et amicales, mais aussi par terre, à côté des canapés des grands magasins, avec les vendeuses en grève. J’ai défilé le 14 juillet 1936 dans l’euphorie partagée. J’ai été poilu dans les tranchées de 1916 ; j’ai subi les bombardements dans les trous d’obus de Verdun, et j’ai attendu à longueur de nuit, à la fois hébété, tendu et angoissé, l’arrivée imminente de la prochaine salve de marmites. J’entends encore des camarades blessés agoniser entre les lignes. J’ai connu aussi l’immense soulagement d’être vivant, au retour des lignes, de se laver, de bien manger et de dormir. J’ai été domestique au début du siècle dans un grande ferme en Beauce, où l’on attendait que le maître ait ouvert son couteau pour commencer à manger à la table commune, tandis que les femmes servaient ; mais j’ai été aussi petit propriétaire en Limousin, habitant une ferme au sol battu, trempant la même soupe chaque jour avec une couenne de lard, travaillant dur pour rembourser l’emprunt contracté pour agrandir de quelques dizaines d’ares mon bien. J’ai été mineur au moment de la catastrophe de Courrières (1906) et j’ai connu d’abord les wagonnets à pousser, puis le front de taille. (…) Mais j’ai aussi fait classe dans une école de village, où l’on avait 15-16 degrés l’hiver, et où il fallait tout faire. (…) J’ai connu la débâcle de l’Occupation ; j’ai applaudi le maréchal Pétain en 1941 dans les rues de Clermont ou de Moulins ; mais j’ai aussi vécu dans la clandestinité et le maquis, et j’ai pris le pouvoir dans les usines libérées.

J’ai eu ainsi la chance, grâce à l’histoire, de vivre plusieurs vies, et de faire une expérience multiforme. J’ai fréquenté les hommes les plus divers, et j’ai vécu, avec eux, les situations les plus variées. En imagination, il est vrai, et en pensée. (…) L’histoire, ce sont des expériences à vivre jusqu’au bout dans sa tête.

Cette expérience d’une prodigieuse richesse mobilise et développe plusieurs attitudes. Elle suppose un travail d’imagination, et une sympathie curieuse et attentive, qui se laisse en quelques sortes guider par les sujets eux-mêmes. Mais l’historien n’est pas un romancier, et il ne laisse pas son imagination travailler librement. Il ne lui suffit pas d’imaginer les hommes dans les situations qu’il étudie, il lui faut vérifier que ce qu’il imagine est exact, et trouver dans la documentation des traces, des indices, des preuves qui confirment ses dires. L’histoire est imagination et contrôle de l’imagination par l’érudition. »

[Enfin]

« L’histoire me permet de comprendre les problèmes de tous ordres dans lesquels je vis, car vivre est toujours vivre des problèmes : L’histoire nous l’enseigne, qui ne nous montre jamais d’hommes ou de sociétés sans problèmes. Ce qui l’on signifie parfois en disant : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire. » L’histoire permet de comprendre ces problèmes comme le jeu croisé de contraintes qui nous dépassent et de responsabilités, de choix qui nous incombent. Elle nous évite d’être submergés par le vécu contemporain, puisqu’en le comprenant, nous l’expliquons, et d’une certaine façon, nous en restons maîtres. De ce point de vue, l’histoire est davantage que la formation du citoyen. Elle est construction sans cesse inachevée, de l’humanité dans chaque homme. »

« L’histoire n’est faite ni pour raconter, ni pour prouver, elle est faite pour répondre aux questions sur le passé que suggère la vue des sociétés présentes. »