[…] Pour les patriciens en effet, les meilleurs sont toujours les riches ou ceux qui leur sont apparentés ou qui sont leurs amis. Certes, si les choses étaient telles que, dans le choix de leurs collègues, les patriciens fussent libres de toute affection commune et dirigés par le seul souci du salut public, nul régime ne serait comparable à l’aristocratique. Mais, l’expérience l’enseigne assez et même trop, la réalité est tout autre, surtout dans les oligarchies où la volonté des patriciens s’affranchit le plus de la loi à cause du manque de compétiteurs. Là en effet les patriciens écartent studieusement de l’Assemblée les plus méritants et cherchent à s’associer ceux qui sont dans leur dépendance, de sorte que dans un État pareil les choses vont beaucoup plus mal parce que le choix des patriciens dépend de la volonté arbitraire absolue, affranchie de toute loi, de quelques-uns.
[…] Par ce qui précède il est manifeste que nous pouvons concevoir divers genres de démocratie; mon dessein n’est pas de parler de tous, mais de m’en tenir au régime où tous ceux qui sont régis par les seules lois du pays, ne sont point sous la domination d’un autre, et vivent honorablement, possèdent le droit de suffrage dans l’Assemblée suprême et ont accès aux charges publiques. Je dis expressément qui sont régis par les seules lois du pays pour exclure les étrangers sujets d’un autre État. J’ai ajouté à ces mots qui ne sont pas sous la domination d’un autre pour exclure les femmes et les serviteurs qui sont sous l’autorité de leurs maris et de leurs maîtres, les enfants et les pupilles qui sont sous l’autorité des parents et des tuteurs. J’ai dit enfin qui ont une vie honorable, pour exclure ceux qui sont notés d’infamie à cause d’un crime ou d’un genre de vie déshonorant.
[…] Peut-être demandera-t-on si les femmes sont par nature ou par institution sous l’autorité des hommes ? Si c’est par institution, nulle raison ne nous obligeait à exclure les femmes du gouvernement. Si toutefois nous faisons appel à l’expérience, nous verrons que cela vient de leur faiblesse. Nulle part sur la terre hommes et femmes n’ont régné de concert, mais partout où il se trouve des hommes et des femmes, nous voyons que les hommes règnent et que les femmes sont régies, et que, de cette façon, les deux sexes vivent en bonne harmonie; les Amazones au contraire qui, suivant une tradition, ont régné jadis, ne souffraient pas que des hommes demeurassent sur leur territoire, ne nourrissaient que les individus du sexe féminin et tuaient les mâles qu’elles avaient engendrés. Si les femmes étaient par nature les égales des hommes, si elles avaient au même degré la force d’âme, et les qualités d’esprit qui sont, dans l’espèce humaine, les éléments de la puissance et conséquemment du droit, certes, parmi tant de nations différentes, il ne pourrait ne pas s’en trouver où les deux sexes règnent également, et d’autres où les hommes seraient régis par des femmes et recevraient une éducation propre à restreindre leurs qualités d’esprit. Mais cela ne s’est vu nulle part et l’on peut affirmer en conséquence que la femme n’est pas par nature l’égale de l’homme, et aussi qu’il est impossible que les deux sexes règnent également encore bien moins que les hommes soient régis par les femmes. Que si en outre on considère les affections humaines, si l’on reconnaît que la plupart du temps l’amour des hommes pour les femmes n’a pas d’autre origine que l’appétit sensuel, qu’ils n’apprécient en elles qualités d’esprit et la sagesse qu’autant qu’elles ont de la beauté, qu’ils ne souffrent pas que les femmes aimées aient des préférences pour d’autres qu’eux et autres faits du même genre, on verra sans peine qu’on ne pourrait instituer le règne égal des hommes et des femmes sans grand dommage pour la paix. Mais assez sur ce point.
Nicolaus Benedictus de Spinoza (Baruch Spinoza), Tractatus theologicopoliticus, 1670, dans Œuvres IV. Traité politique. Lettres, Traduction et notes de Charles Appuhn, Garnier Flammarion, 1966, p. 114-115.