L’invention du mot « vandalisme », pendant la Terreur en 1794, a fait entrer l’abbé Grégoire dans l’Histoire comme un précurseur  de la  protection du patrimoine.

Pourtant, la question de l’avenir des biens et des œuvres d’art hérités  de l’Ancien régime a été posée et débattue avant qu’elle ne prenne un tour destructeur pendant la Terreur. C’est ce dont témoigne le texte ci-dessous.

Le document est un extrait des débats à l’Assemblée législative, lors de la séance du 24 juillet 1792. La France est alors  en guerre contre l’Autriche depuis le 20 avril 1792 et  vit sous la menace de l’invasion, qui remettrait en cause les acquis de la Révolution.

Le débat porte sur les moyens de renforcer la défense nationale et pour cela, le député Pierre-Joseph  Cambon propose « de faire fondre les statues des anciens tyrans » pour les transformer en canons. Le député Henri Reboul s’oppose à cette proposition avec des arguments économiques mais surtout dans la perspective de préserver « des monuments élevés par les arts, et qui font honneur aux arts ». L’argument décisif de Reboul est d’opposer barbarie et civilisation, en considérant que la destruction des statues est une pratique  digne « des Goths et des Vandales » . La référence aux Vandales précède donc l’invention par l’abbé Grégoire  du néologisme « vandalisme » .

La proposition de Cambon fut rejetée, ce jour là. Mais ce n’est que partie remise! Le 10 août 1792, l’histoire s’accélère brutalement, le roi est renversé et la République est en marche. Le 14 août 1792, dans l’urgence, l’Assemblée législative vote un décret  qui, « considérant que les principes sacrés du la Liberté et de l’Égalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, aux préjugés et à la tyrannie »  prévoit « que le bronze de ces monuments, converti en canons, servira utilement à la défense de la Patrie ».

Cependant, le décret dispose aussi que « toutes les statues, bas-reliefs et autres monuments en bronze, élevés sur les places publiques, seront enlevés par les soins des représentants des communes qui veilleront à leur conservation provisoire. » Une nuance qui atténue la radicalité de la mesure et entr’ouvre la porte à la préservation éventuelle de certaines pièces remarquables de ce qu’on appelle pas encore le patrimoine …


M. Cambon. — La garde nationale de Paris a des canons qui ont été fondus par M. Perrier. Il est important qu’on en procure de pareils à tous les bataillons de volontaires nationaux. En conséquence, je propose de faire fondre les statues des anciens tyrans. (Vifs applaudissements des tribunes.) Nous n’avons qu’un Henri IV, et nous avons trois Louis XIV.

M. Boullanger. — Nous voilà dans les siècles de barbarie. (Murmures des tribunes.)

M. Brival. — J’appuie la proposition de M. Cambon, il faut détruire la mémoire des tyrans.

M. Vincens-Plauchut. — Si vous décrétiez la proposition qui vous est faite, vous vous exposeriez à voir frapper votre décret du veto. (Murmures.)

M. Reboul. — Ce n’est pas par la considération qui vous a été présentée par M. Vincens-Plauchut que je réfuterai la proposition de M. Brival et de M. Cambon ; mais par une simple analyse de cette même proposition. Il est de fait, et un calcul bien simple peut établir, que toutes les statues de bronze, qui sont répandues sur la surface du royaume, ne feront pas ensemble une masse de métal, valant intrinsèquement 100.000 livres. (Murmures à gauche.) Ce fait est incontestable. Maintenant, si vous le considérez sous un autre rapport, détruire les statues, ce n’est pas, comme on vous l’a dit, détruire le despotisme ; c’est détruire des monuments élevés par les arts, et qui font honneur aux arts. (Murmures à gauche.) Je vous rappellerai que les artistes de toutes les nations vont étudier leur art devant les statues des Néron et des Caligula, qui ont été arrachées aux mains des Goths et des Vandales. Je vous demande si un peuple qui a l’amour de la liberté peut vouloir imiter la conduite des Goths et des Vandales, et renverser pour une modique somme de 100,000 livres les monuments que les beaux arts ont élevés depuis trois siècles.

Plusieurs membres : La question préalable !

MM. Lecointe-Puyraveau et Basire demandent la parole.

(L’Assemblée ferme la discussion et décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur la motion de Cambon.)

Extraits de la séance de l’Assemblée législative  du 24 juillet 1792