Lettre de Miguel de Unamuno adressée à  son ami Quintín de  Torre,  1er  décembre 1936

 

Ay, mon cher et bon ami. Quelles impressions produit en moi votre lettre et dans quelle situation. Je commence par vous dire que je vous écris d’une prison déguisée, ce qu’est aujourd’hui ma maison. Ce n’est pas que j’y sois officiellement confinée, mais avec un policier – pauvre esclave!- devant la porte, qui me suit partout où je vais, à une certaine distance. L’affaire est que je ne m’en aille pas de Salamanque, où l’on me retient comme otage, je ne sais pourquoi ni dans quel but. Et ainsi, je ne sors pas de la maison. Pour quelle raison? Cest que, bien que j’ai adhéré au mouvement militaire, je n’ai pas renoncé à mon devoir – ce n’est désormais plus un droit – de critique, et après avoir été rétabli – et avec éloge – dans ma charge de recteur par le gouvernement de Burgos, charge dont celui de Madrid m’avait destitué, dans une cérémonie universitaire que j’ai présidée, en représentation du général Franco, j’ai dit toute la vérité : que vaincre n’est pas convaincre, que conquérir n’est pas convertir, et qu’on n’entend plus que des voix de haine et aucune de compassion. Vous auriez dû entendre hurler ces déments de falangistes, excités par cet histrion grotesque et fou de Millán Astray! Résultat : on m’a destitué du rectorat et on me retient en otage. Dans cet état et avec ce que je souffre de voir ce suicide moral de l’Espagne, cette folie collective, figurez-vous comment je suis. Entre les uns et les autres, – ou mieux entre les Huns et les Hautres – ils sont en train d’ensanglanter, de saigner, de ruiner et d’abrutir [ensauvager] l’Espagne. Oui, oui, elles sont horribles les choses qui se racontent sur les hordes appelées rouges, mais et la réaction à celles-ci? En particulier en Andalousie. Vous vous trouvez, en fin de compte, sur le front mais et à l’arrière? C’est un stupide régime de terreur. Ici même, on fusille sans autre forme de procès et sans justification aucune. L’un parce qu’on dit qu’il est franc-maçon, je ne sais ce que c’est que cela et les brutes qui les fusillent ne le savent pas davantage . Et c’est qu’il n’y a rien de pire que le mariage entre la mentalité de la caserne et celle de la sacristie. Et puis, la lèpre spirituelle de l’Espagne, le ressentiment, l’envie, la haine de l’intelligence. Terrible aurait été le régime bolchévique, russe ou marxiste, selon comme on voudra le nommer, s’ il était parvenu à prévaloir mais je crains que celui que veulent lui substituer ceux que ne savent renoncer à la vengeance, ne soit la tombe de la spiritualité espagnole. Il semble que ces pauvres falangistes commencent à réagir et à avoir honte, sans aller toutefois jusqu’à s’en repentir, du rôle de bourreaux qu’on leur fait jouer, mais la meute hydrophobe inquisitoriale rugit plus que jamais. Je crains qu’une grande partie de notre jeunesse ne tombe dans l’ignoble abjection dans laquelle sont tombées les jeunesses de Russie, d’Italie ou d’Allemagne. Vous me demandez ce que dit ce que j’ai publié dernièrement. Ma dernière publication fut « el hermano Juan y San Manuel Bueno ». Ce dernier, je crois, est le plus intme de ce que j’ai écrit. Cest la tragédie intime d’un saint curé de village. Un reflet de la tragédie espagnole. Parce que le fond du problème ici, c’est le religieux. Le peuple espagnol est un peuple désespéré qui ne trouve pas sa propre foi. Et si les Huns, les marxistes, ne peuvent pas la lui donner, les Hautres non plus ne le peuvent. Je ne peux vous procurer ces deux livres d’ici et je ne sais pas où vous les trouverez. Quand on prendra Madrid, peut-être à Madrid. Et ce qu’évoque en moi la mention à cet autre livre – un poême- dans lequel j’ai chanté à la Bilbao de notre autre guerre civile, qui elle fut civile et même domestique. Celle-ci, non ; celle-ci est civile. Et pire qu’incivile. Des deux côtés, des deux côtés. Et ainsi des deux côtés à se calomnier et à mentir. Je l’ai dit ici, et le général Franco me l’a repris et l’a reproduit, que ce qu’il faut sauver en Espagne, c’est la civilisation occidentale chrétienne. Je le ratifie. Mais malheureusement, on n’est pas en train d’employer pour cela des méthodes civilisées, ni occidentales et encore moins chrétiennes. En clair, ni des méthodes civiles, ni des méthodes chrétiennes . Parce que l’Afrique n’est pas l’Occident. Notre Bilbao, notre pauvre Bilbao! Avez-vous déjà vu une chose plus stupide, plus incivile, plus africaine, que ce bombardement alors que la prise [de la ville] n’était même pas préparée ? Une horreur, une méthode d’intimidation, de terreur, incivile, africaine, antichrétienne et… stupide. En prenant ce chemin, il n’y aura pas de paix, de paix véritable. J’ai intitulé mon dernier recueil de poèmes « paz en la guerra ».Mais cette guerre ne s’achèvera pas par la paix. Entre les fascistes et les marxistes, entre les huns et les hautres, ils vont laisser l’Espagne invalide de l’esprit… Quand nous nous sommes mis quelques-uns, moi le premier, à combattre la dictature de Primo de Rivera et la monarchie, ce qu’apporta la République n’était pas ce qu’elle fut après, celle dont nous rêvions ; ce n’était pas celle du pauvre Front populaire et de la soumission au marxisme le plus insensé et du pseudo-laïcisme le plus sot – ces imbéciles de radicaux-socialistes- ; mais la réaction qui se prépare, la dictature qui se profile, je pressens que malgré les bonnes intentions de quelques chefs, elle sera quelque chose d’aussi mauvais, et peut-être même pire. Bien entendu, comme en Italie, la mort de la liberté de conscience, du libre examen, de la dignité de l’homme. Il faut voir les sottises de ceux qui en déduisent la victoire . Voilà donc comment je me trouve dans cette Salamanque, convertie maintenant en capitale militaire de l’Espagne anti-marxiste, où se fabrique la falsificaton de ce qui se passe et où on emprisonne quelqu’un dans sa maison pour avoir dit la vérité à ceux auxquels il a adhéré et dans un cérémonie où il représentait le caudillo du mouvement. Cela suffit. J’avais besoin de cet épanchement. Votre ami et concitoyen de Bilbao vous embrasse.

Miguel de Unamuno.

Texte original en espagnol


Commentaires

Cette lettre de Miguel de Unamuno est une des dernières que le grand intellectuel espagnol ait écrite, puisqu’elle est datée du 1er décembre 1936, soit un mois avant son décès d’une crise cardiaque, le 31 décembre 1936. L’auteur, privé de son poste de recteur et assigné à résidence par le nouveau pouvoir franquiste, est réduit au silence suite à son célèbre discours du 12 octobre dans le grand amphithéatre de l’université de Salamanque.

Y  https://cinehig.clionautes.org/lettre-a-franco.html

Dans cette situation, la correspondance privée constitue une source essentielle pour qui s’intéresse à la pensée d’Unamuno au seuil de la mort. S’adressant à son vieil ami combattant dans les rangs franquistes, le sculpteur Quintín de Torre, liens d’amitié renforcés  par leur attachement à leur ville natale Bilbao, l’auteur semble s’exprimer ici  avec une grande franchise. C’est la lettre d’un homme désespéré mais lucide : désespéré par sa situation personnelle et desespéré par le suicide collectif de l’Espagne dont il est le témoin impuissant.

Unamuno qui avait choisi le camp des rebelles   est revenu de ses illusions de l’éte 36 et perçoit avec lucidité la tragédie qui se joue. Il renvoie dos à dos les extrêmistes des deux camps, « les huns et les hautres », ces nouveaux barbares des temps modernes. Pas tout à fait pourtant… Ses attaques sont davantage dirigées contre les crimes du camp franquiste. Sans doute parce qu’il en a été le témoin direct à Salamanque tombé aux mains des rebelles dès le 19 juillet 1936 et qu’il en est lui même  victime;  mais aussi parce qu’il pressent que c’est le camp qui sortira vainqueur de cette « guerre incivile ». Lucide et sur certains aspects visionnaire, Unamuno a pressenti que la victoire de Franco issue du « mariage de la mentalité de caserne et de celle de la sacristie » serait « la tombe de la spiritualité espagnole », et que « la dictature qui se profile » marquerait la fin pour longtemps du libéralisme politique et philosophique en Espagne, dont il fut l’un des plus illustres défenseurs. Enfin, il pressentit que cette guerre ne s’achèverait pas par la paix. Et c’est bien l’un des traits principaux de ce que fut  la dictature franquiste. Oficiellement terminée le 1er avril 1939, la guerre civile continua en réalité pendant de longues années sous une autre forme, puisque ceux du camp républicain, les « vaincus » de « l’anti-Espagne », – selon la terminologie des vainqueurs-  subirent une répression multiforme et cruelle qui fit des dizaines de milliers de morts. 

Dénonçant les excès et les crimes des « deux Espagne » affrontées, Unamuno est  en quelque sorte une figure représentative de cette « troisième Espagne », ni révolutionnaire ni contre -révolutionnaire, subissant la guerre civile; une « troisième Espagne » un peu oubliée par les livres d’histoire et que certains historiens  contemporains tentent  de redécouvrir… (1)

(1) La tercera España, Joaquím Riera Ginestar, editorial Almuzara, 2016