Ce texte fait partie du journal de Jean Moulin, « Premier Combat ». Ce résistant français, mais également préfet d’Eure-et-Loire, a écrit ce texte au printemps 1941, lors d’une visite clandestine à sa famille.

Dans cet extrait, il raconte ce qu’il a vécu le 17 juin 1940, alors que les Allemands pénétraient en France et allaient arriver aux portes de la ville de Chartres.

Jean Moulin devait voir un général allemand, mais s’est fait arrêter et subit la  torture par les Allemands pour qu’il reconnaisse que des soldats français des troupes coloniales, avaient  commis des actes atroces.


« Pensez-vous vraiment leur dis-je en refusant de prendre le papier, qu’un Français, et, qui plus est, un haut fonctionnaire français, qui a la mission de représenter son pays devant l’ennemi, puisse accepter de signer une pareille infamie ? »

La réaction est immédiate. Le meneur de jeu nazi se précipite sur moi et, rouge de colère, me menace du poing : « Nous n’accepterons pas, me crie-t-il, que vous vous moquez de l’armée de la Grande Allemagne ! Vous allez signer, m’entendez-vous, vous allez signer ! » Il m’a pris maintenant par le revers de ma vareuse et me secoue furieusement. Je ne me défends pas.

« Ce n’est pas, croyez-moi, répliquai-je, en me brutalisant que vous obtiendrez davantage que je commette une indignité. »

Alors, avec une force peu commune chez un petit bonhomme de cette espèce, il me projette violemment contre la table. Je titube un peu pour rétablir mon équilibre, ce qui déchaîne les rires des trois nazis.

Celui qui était assis tout à l’heure s’est maintenant levé et essaie dans un mauvais français, mais sur un ton plus calme, de me convaincre de l’obligation dans laquelle je suis de signer le « protocole ».

Le nazi. – Nous avons toutes les preuves que ce sont vos soldats qui ont commis ces atrocités.

Moi.- Je veux bien que vous m’indiquiez ces preuves.

Le nazi, prenant la feuille qu’il m’a tendue tout à l’heure. Aux termes du protocole, des effectifs français et notamment des soldats noirs ont emprunté, dans leur retraite, une voie de chemin de fer près de laquelle ont été trouvés, à 12 kilomètres environ de Chartres, les corps mutilés et violés de plusieurs femmes et enfants.

Moi. – Quelles preuves avez-vous que les tirailleurs sénégalais sont passés exactement à l’endroit où vous avez découvert les cadavres ?

Le nazi. – On a retrouvé du matériel abandonné par eux.

Moi. – Je veux bien le croire. Mais en admettant que des troupes noires soient passées par là, comment arrivez-vous à prouver leur culpabilité ?

Le nazi. – Aucun doute à ce sujet. Les victimes ont été examinées par des spécialistes allemands. Les violences qu’elles ont subies offrent toutes les caractéristiques des crimes commis par des nègres.

Malgré l’objet tragique de cette discussion, je ne peux m’empêcher de sourire : « Les caractéristiques des crimes commis par des nègres. » C’est tout ce qu’ils ont trouvé comme preuves ! …

(…)

Le petit officier blond, que j’appelle désormais mon bourreau n°1, fait un geste au soldat qui pointe sa baïonnette sur ma poitrine en criant en allemand : « Debout ! »

Dans un sursaut douloureux, je me redresse. J’ai terriblement mal. Je sens que mes jambes me portent difficilement. Instinctivement, je m’approche d’une chaise pour m’asseoir. Le soldat la retire brutalement et me lance sa crosse sur les pieds. Je ne peux m’empêcher de hurler :

« Quand ces procédés infâmes vont-ils cesser ? » dis-je après avoir repris quelque peu mes esprits.

– Pas avant, déclare mon bourreau n°1, que vous n’ayez signé le « protocole ». Et à nouveau, il me tend le papier.

(…)

Ils me traînent maintenant jusqu’à une table où est placé le « protocole ».

Moi. – Non, je ne signerai pas. Vous savez bien que je ne peux pas apposer ma signature au bas d’un texte qui déshonore l’armée française.

Mon bourreau n°1. – Mais il n’y a plus d’armée française. Elle est vaincue, lamentablement vaincue. La France s’est écroulée. Son gouvernement a fui. Vous n’êtes plus rien. Tout est fini.

Moi. – Soit, mais il y a une chose qui, pour l’armée française, même vaincue, comptera toujours : c’est son honneur, et ce n’est pas moi qui contribuerai à l’entacher… D’autre part, si, comme vous le dites, je ne représente plus rien, pourquoi tenez-vous tant à ce que je signe votre « protocole » ?

[…] »

 Jean Moulin, « Premier combat », Paris, Les éditions de Minuit, 1983, p.89-94

Jean Moulin, préfet d’Eure-et-Loire en 39, entre dans la Résistance en 40. Il est l’homme clé et le pivot entre Londres et les résistants. De Gaulle a entièrement confiance en lui. Mais Vichy et la Gestapo le traquent et l’arrêtent le 21 juin 1943. Il meurt lors de son transfert en Allemagne.