Henri-Baptiste Grégoire naît le 4 décembre 1750 près de Lunéville (Meurthe-et-Moselle) dans une famille modeste ; son père était tailleur d’habits. Remarqué pour ses capacités à étudier, il entre au collège des jésuites de Nancy en 1763 puis à l’université de Nancy où il étudie, entre-autres, la philosophie et la théologie, de 1769 à 1771.

Devenu prêtre en 1775, Henri Grégoire est aussi un lecteur des Lumières assailli par le doute quant à sa foi religieuse.  Il entame malgré tout une triple carrière à la fois ecclésiastique, politique et littéraire. Élu député du clergé aux États-Généraux, il prend rapidement parti pour les revendications du Tiers État et il est présent lors du Serment du Jeu de paume. Le 4 août 1789, il vote l’abolition des privilèges et il est le premier à prêter serment à la Constitution civile du clergé.

C’est dans ce contexte qu’en décembre 1789, il aborde un point non résolu malgré la proclamation de l’égalité des individus dans l’article 2 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : la question de l’émancipation des Juifs, sujet auquel l’abbé Grégoire consacre un texte dès 1788. Dans ce texte publié et non prononcé à la tribune en décembre 1789, il plaide (non sans les critiquer aussi) pour leur intégration pleine et entière comme citoyen dans la Nation et dépose une motion en ce sens, dans un contexte où l’Assemblée discute de la question de l’éligibilité des non-catholiques dans les municipalités. Grégoire est soutenu notamment par Mirabeau, Stanislas de Clermont-Tonnerre et Robespierre. Il faut attendre le décret du 27 septembre 1791 pour que les Juifs deviennent des citoyens à part entière.


 

Messieurs, Vous avez consacré les droits de l’homme et du citoyen, permettez qu’un curé catholique élève la voix en faveur de cinquante mille Juifs épars dans le Royaume, qui, étant hommes, réclament les droits de citoyens.
Depuis quinze ans j’étudie les fastes et les usages de ce peuple singulier, et j’ai quelque droit de dire qu’une foule de personnes prononcent contre lui avec une légèreté coupable. Des préventions défavorables infirmeraient d’avance tous mes raisonnements, si je ne parlais pas à des hommes qui, supérieurs aux préjugés, n’interrogeront que la justice. C’est avec confiance, messieurs, que plaidant la cause des malheureux Juifs devant cette auguste Assemblée, j’adresse à vos esprits le langage de la raison, à vos cœurs celui de l’humanité.
Après un tableau rapide de l’établissement des Juifs dans les provinces septentrionales de la France, et des malheurs du peuple hébreu depuis sa dispersion, j’exposerai les causes qui ont altéré les traits natifs de son caractère ; ce développement sera suivi des moyens de le régénérer, de le réintégrer dans tous ses droits.
La discussion de cette affaire assez neuve exige des détails auxquels je dois descendre; pour le surplus, je renvoie aux preuves consignées dans l’ouvrage que j’ai publié sur cet objet.
Qu’après cela la calomnie m’outrage et mes motifs, et ceux des honorables membres qui appuient ma motion, vengeront l’humanité ; eux et moi ne daignerons pas seulement accorder un sourire de pitié à des inculpations, qui seraient ridicules si elles n’étaient point trop absurdes. Les âmes honnêtes s’honorent toujours des clameurs et des insultes des pervers. […]

Depuis Vespasien, l’histoire des Juifs n’offre que des scènes de douleurs et des tragédies sanglantes. Ce peuple malheureux vit en même temps son temple brûlé, ses villes rasées, sa capitale en cendres, son corps politique dissous, et ses enfants devenus le jouet de la fortune et le rebut de la terre. Pour aggraver leur désastre, on les força de quitter à jamais une patrie que des motifs puissants rendaient si chère à leurs cœurs. En s’arrachant des lieux qui les ont vus naître, vers lesquels sans cesse ils tournent les regards, mais qu’ils ne reverront plus, ils se traînent dans tous les coins du globe pour y mendier des asiles; ils vont en tremblant baiser les pieds des nations qui les lèvent pour les écraser, et chez lesquels ils n’échappent au supplice qu’à la faveur du mépris; leurs soupirs même sont traités comme cris de rébellion, et la fureur populaire qui s’allume comme un incendie parcourt les provinces en les massacrant. Les effets de la haine étaient ralentis, lorsque les nations étaient occupées de leurs propres défaites. Le peuple hébreu n’avait alors que les malheurs communs à supporter, c’étaient ses moments de paix ; mais la rage de ses ennemis se réveilla, lors des expéditions en Palestine. La population juive parut ne s’être accrue que pour fournir de nouvelles victimes. A Rouen on les égorgea sans distinction d’âge ni de sexe. A Strasbourg, on en brûla quinze cents, treize cents à Mayence ; à Trèves, à York, les Juifs enfoncèrent eux-mêmes le couteau dans le sein de leurs femmes, de leurs enfants, disant qu’ils aimaient mieux les envoyer dans le sein d’Abraham, que les livrer aux chrétiens ; et saint Bernard, après avoir prêché la croisade, s’empressa de prêcher contre la cruauté des croisés. […]

Dans les siècles ténébreux du moyen âge, on accusa les Juifs de tous les fléaux dont le ciel affligeait la terre. On les chargea de crimes toujours présumés et jamais prouvés, comme d’immoler des enfants chrétiens, d’empoisonner des fontaines, les puits et même les rivières, de crimes dont ils n’auraient pu recueillir d’autres fruits que de nouveaux massacres, si leur exécution eut été possible; mais la haine raisonne-t-elle ? On commençait par égorger, sauf à examiner ensuite si les défunts étaient coupables; et dans quel siècle grand Dieu? Précisément dans le même siècle où l’avarice et la calomnie traînaient au bûcher les chevaliers du Temple avec leur vénérable grand-maître, et ces faits sont consignés, non dans l’histoire des tigres, mais dans celles des hommes. Que ne peut-on par des larmes en effacer bien des pages ?

L’Europe a produit quatre cents règlements pour élever entre les chrétiens et les Juifs un mur de séparation. Au lieu de combler l’intervalle qui les sépare, on s’est plu à l’agrandir, en fermant à ceux-ci toutes les avenues du temple de l’honneur. Punis avec une partialité féroce pour des délits légers, en Allemagne, en Suisse, on les pendait par les pieds à côté d’un chien, qui est le symbole de la fidélité, car les hommes ont toujours été plus habiles à tourmenter les criminels qu’à prévenir les crimes. Avant les lettres patentes de 1784 les Juifs d’Alsace étaient encore soumis aux mêmes péages que les animaux auxquels ils répugnent le plus par principes religieux, et comme si on voulait reprocher au créateur d’avoir formé les enfants d’Abraham à son image, aujourd’hui même on attache à leur figure un distinctif flétrissant, en singularisant leur costume. Hélas ! que gagne-t-on lorsqu’on avilit les hommes ? A coup sûr on les rend pires. […]

Dans ce siècle qui se qualifie par excellence le siècle des lumières, qui se vante de rendre à l’homme ses droits et sa dignité première, c’est toujours à mes yeux un phénomène moral de voir quelquefois ceux qui parlent le plus de tolérance faire une exception éclatante contre les Juifs, souvent sans avoir de notion précise sur la tolérance, sans avoir même discerné les diverses acceptions de ce terme.

L’intolérance religieuse n’admet pour vraie que la religion qu’on professe, et à ce titre le catholicisme se glorifiera toujours d’être intolérant, parce que la vérité est une. Au lieu que la tolérance civile laisse chacun sans l’approuver, mais aussi sans le gêner, professer son culte; cette faculté est de droit naturel ; c’est un principe que Fénelon inculquait à son illustre élève; c’est un principe qui nous paraîtrait d’une évidence irrésistible, si nous, catholiques, habitions une contrée non catholique, où l’on mettrait en question la tolérance. Ne confondez pas ce mot avec celui de culte public ; c’est au tribunal de la politique qu’il faut juger si la tranquillité de l’état permet d’accorder à une secte la publicité du culte ou seulement la tolérance. Une décision sur cet objet doit toujours être le fruit des plus hautes considérations ; il faut avoir pesé le passé et s’il est possible, l’avenir, dans la balance politique. […]

J’ai l’honneur, messieurs, de vous proposer un projet de Décret, dont voici la teneur.
L’Assemblée Nationale décrète, que désormais les Juifs règnicoles sont déchargés de payer le droit de protection aux villes, bourgs, communautés et seigneurs; ils ont la faculté de s’établir dans tous les lieux du royaume, d’exercer tous les arts et métiers, d’acquérir des immeubles, de cultiver des terres.
Ils ne seront point troublés dans l’exercice de leur culte ; assimilés aux citoyens, ils en partageront les avantages, attendu qu’ils en supporteront les charges.
L’Assemblée décrète en particulier, pour ceux de la généralité de Metz, qu’ils sont exempts de payer à la maison de Brancas la somme annuelle de vingt mille francs pour droit de protection.
Et comme la communauté de Metz est grevée de dettes considérables, ceux qui la quitteront pour s’établir ailleurs paieront préalablement leur quote-part de la totalité de cette dette, dont ils sont solidaires.
L’Assemblée révoque et abroge tous édits, lettres patentes, arrêts et déclarations contraires au présent décret.
Elle défend sévèrement d’insulter les membres de la nation juive, qui, tous, désirent de trouver dans les Français des concitoyens, dont ils tâcheront de mériter l’attachement et l’estime.

Abbé Grégoire, Motion en faveur des Juifs, décembre 1789, extraits