Au début des années 50, les publications sont encadrées en France par un arsenal législatif contraignant et certains auteurs sont interdits. C’est le cas du Marquis de Sade dont les oeuvres sont jugées contraires aux moeurs. Pourtant, depuis le XIXème siècle, des éditions clandestines se vendent, essentiellement entre acheteurs riches et initiés.

En 1942, le jeune Jean-Jacques Pauvert découvre Sade sur les conseils d’André Breton. La guerre finie, dès 1945, il  fonde sa propre maison d’éditions, les éditions du Palimugre, et publie en 1947 une édition complète de L’histoire de Juliette ou les prospérités du vice publié par Sade en 1797.

Une fois les quatre œuvres majeures du « divin Marquis » publiées, la Justice se mobilise et le procès Sade s’ouvre le 15 décembre 1956. Pour le défendre, Jean-Jacques Pauvert choisit l’avocat Maurice Garçon réputé pour être l’avocat des écrivains, et un défenseur acharné de la liberté d’expression.  Celui-ci, intéressé, accepta aussitôt de le défendre. Jean Cocteau, André Breton, Georges Bataille, témoignèrent directement ou par lettre en faveur de Sade et de Jean -Jacques Pauvert au procès. Ce dernier fait par la suite l’objet d’une publication dont voici quelques extraits.


 

Vous vous appelez Pauvert Jean-Jacques, vous êtes né le 8 avril 1926, vous n’avez jamais été condamné.

Vous faites l’objet de deux poursuites : la première pour les faits suivants : vous êtes poursuivi pour avoir, à Paris en 1953 et 1954, antérieurement au 24 septembre 1954, depuis  un temps non prescrit, étant gérant de la Société d’Édition librairie Jean-Jacques Pauvert, fabriqué et détenu en vue de faire commerce ou distribution, transporté, vendu, mis en vente, distribué ou remis en vue de la distribution, des ouvrages qui sont respectivement intitulés : la philosophie dans le boudoir, les 120 journées de Sodome, la nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu, tous contraires aux bonnes mœurs et ayant fait l’objet, en 1954, d’un avis de la commission consultative spéciale. […] et, comme je viens de vous le notifier, l’acte d’accusation vous reproche d’avoir édité des ouvrages qui sont contraires aux mœurs.

Extraits de l’interrogatoire de Jean-Jacques Pauvert

[…] je pense, Monsieur le président, que le rôle de l’éditeur est de mettre à la disposition du

Jean-Jacques Pauvert – 1981

public et en particulier des intellectuels les textes importants de notre littérature. Or, il me semble que les textes du Marquis de Sade sont des textes très importants dans la littérature française. Je crois que mon avocat va tout à l’heure vous en parler plus longuement mais c’était un des auteurs français dont depuis 50 ans on s’est le plus occupé à l’étranger. Il y a des traductions de Sade dans toutes les langues. […] Ce sont des ouvrages qui, à mon avis, font partie du patrimoine de notre littérature. On ne le reconnaît peut-être que depuis assez peu de temps, mais il commence tout de même à y avoir 40 ou 50 ans. J’ai pensé par conséquent qu’il était de mon rôle d’éditeur de le mettre à la disposition, non pas du grand public, car je n’ai fait qu’un tirage limité, mais des philosophes, des professeurs…

Le président : cela n’exclut pas tout de même le caractère de danger de ce livre. Cela nous a pas échappé.

Je n’en nie pas l’obscénité […] Je  peux fournir la preuve que la plupart de nos exemplaires ont été achetés par des médecins, des universités […] Cela a été dans le public, bien entendu. Mais tout de même, il n’y a pas beaucoup de gens qui entrent dans une librairie et qui demandent les œuvres complètes de Sade […] La personne qui fait cette acquisition sait ce qu’elle fait. Il n’y a donc pas d’outrage.

Extrait de la plaidoirie de Maître Garçon

Maître Garçon

N’empêche qu’avec toutes ses erreurs, ses excès, ses raisonnements désordonnés, ses conceptions souvent aberrantes, Sade a découvert, sentant avant Freud, les principales ressources de la psychologie sexuelle. […] Sans doute, l’œuvre de Sade est moralement critiquable parce qu’elle offre un affreux tableau de la désolante altération psychique qu’engendre une pensée uniquement concentrée, par un glissement insensible, sur les rapports sexuels. Du moins, médecins, psychologues, sociologues, n’ont pas le droit de l’ignorer. Or, cet auteur important est, par l’effet d’une conspiration générale, tenu sous le boisseau. On ne peut le connaître que par personne interposée. Il faut se référer à ses commentateurs pour le pénétrer, puisqu’il demeure interdit de recourir au texte. […] On publie des bibliographies mais on interdit la lecture des livres. Il faut s’en remettre à des glossateurs sans avoir permission de se faire une opinion personnelle, ce qui est contraire à tout principe scientifique. Sade est traduit dans toutes les langues, il n’y en a qu’une, la française dans laquelle Sade a écrit, qu’il est impossible de se procurer son œuvre. […] Au surplus, ne soyons pas hypocrites et reconnaissons que nous en avons vu d’autres, et que nous supportons chaque jour, sans protester, des publications qui n’ont pas le triste privilège de trouver leur décrit dans une réprobation traditionnelle. […]

Conclusion du procès :

[…] Considérant que la lecture de ces pages au cours desquels Sade laisse, sans aucun frein, courir son imaginative lubricité dans laquelle, de son propre aveu, il puise des satisfactions particulières et, sans contestation possible, de nature à choquer violemment les sentiments de pudeur, même chez les personnes les plus tolérantes, et a provoqué chez l’homme normalement équilibré un sentiment de répulsion […], considérant que Pauvert a, pour les motifs par lui invoqués, pris la responsabilité de tirer certaines des œuvres de Sade de l’enfer des vidéothèques publiques, il lui appartient, pour échapper aux sanctions de la loi, d’en restreindre la publication et la diffusion dans la mesure strictement nécessaire pour parvenir au but qui se proposait d’atteindre.

Extraits du procès Sade intenté contre l’éditeur Jean-jacques Pauvert, Paris, éditions Pauvert, décembre 1956


Commentaires :

L’arsenal juridique dont dispose le ministère public pour instruire un tel procès s’appuie sur la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. C’est elle qui garantit, protège et délimite la liberté de l’imprimerie et de la librairie. Modifiée dans un sens répressif en 1882, 1898 et 1907, elle est complétée par une série de lois restreignant la liberté de publication adoptée dans l’entre-deux-guerres, sous la pression des associations familiales et notamment de la Ligue française pour le relèvement de la moralité publique, qui voient dans la diffusion des « mauvaises lectures » la cause du déclin démographique de la France.

Dans un premier temps, Le 10 janvier 1957, Jean-Jacques Pauvert est condamné à 200 000 francs d’amende tandis que la saisie et la destruction des ouvrages sont  ordonnées par le tribunal. 

En 1958, se tient  le procès en appel. Au final, le nouveau jugement supprimait l’amende et la destruction des livres, la justice relaxant en grande partie Pauvert mais c’est également un recul de la censure qui est prononcée. En effet, d’un côté, les juges estiment alors que la philosophie d’un écrivain reconnu comme tel ne relève pas des tribunaux, mais que, de l’autre, lorsque les moyens d’expression du littérateur « entraient en conflit avec les exigences de la moralité publique », l’éditeur se devait d’en limiter de lui-même la diffusion. Pour la première fois, il n’est désormais plus question d’ interdire de publier le Marquis de Sade puisque la justice reconnaît à cette occasion l’existence d’une littérature spécifiquement pour adultes.

Bibliographie indicative :

-Emmanuel Pierrat Jean-Jacques Pauvert l’éditeur en liberté , Paris, 2016, Calmann-Lévy, 264 pages

– Jean-Marc Levent Un acte de censure « scélérat » : Sade en procès (1954-1958), revue Lignes 2000/3 (n° 3), pages 109 à 126