SOUVENIRS D’UN SOLDAT

 » Le tableau qu’offrit Paris pendant les premiers jours de la mobilisation demeure un des plus beaux souvenirs que m’ait laissé la guerre. La ville était paisible et un peu solennelle. La circulation très ralentie, l’absence des autobus, la rareté des auto-taxis rendaient les rues presque silencieuses. L’unanime bienveillance se traduisait par des mots ou des gestes, souvent puérils et gauches, et néanmoins touchant. Les hommes pour la plupart détail pas gais ; ils étaient résolus, ce qui vaut mieux. in Marc Bloch, Souvenirs de guerre, 1914-1915

La belle blessure

 » L’autre soir, je sortais de chez mon confrère et collègue Denys Cochin, de qui le fils vient d’avoir l’honneur d’être blessé au feu, et tout naturellement, je disais au cocher de mon fiacre :

– je viens de prendre des nouvelles d’un jeune soldat blessé.

– C’est grave ?

– Une blessure au bras et une balle dans la mâchoire. Mais il s’en tirera.

Il va rester défiguré, le pauvre garçon.

Défiguré ? Une blessure reçue bien en face, à la guerre ! Ah ! non, toute sa vie il racontera son histoire, et tout le monde l’admirera.  »
extrait de M. Barrès, L’Écho de Paris , 1914

Le plan allemand pour une victoire rapide

« Le plan d’opération conçu par Schlieffen en vue de la guerre sur deux fronts visait en premier lieu à remporter une décision rapide et décisive à l’Ouest. Mais cette décision désirée ne pouvait être obtenue par une attaque frontale des forteresses de la frontière orientale française. Il fallait envelopper l’aile gauche de l’ennemi appuyée à la frontière belge, tout en esquissant un mouvement contre tout son front… La presque totalité des forces allemandes devait converger autour de Metz comme pivot ce qui leur ouvrait une vaste zone d’opérations à travers la Belgique et la France du Nord. Le mouvement débordant des armées allemandes devait englober non seulement la première ligne de défense française, mais encore la seconde, à savoir la ligne Reims-La Fère. »
in KRONPRINZ, Souvenirs de guerre , Payot, 1923.

Une stratégie de l’offensive

« Les Allemands avaient résolu de consacrer d’abord presque toutes leurs ressources à leur front occidental et de mettre la France hors de cause avant l’entrée en ligne des masses russes. Ils ne laissaient sur leur frontière orientale que trois corps d’armée actifs et des formations de seconde ligne, voués à la défensive stratégique pendant les premières semaines du conflit. L’armée autrichienne, au contraire, avec toutes les forces qu’elle n’affectait pas à son action contre la Serbie, devait prendre l’offensive sans délai, de manière à détourner les Russes d’une attaque brusquée en territoire allemand et à jeter le trouble dans leur concentration.

De leur côté, les Russes, durant la période initiale des hostilités, avaient pour but d’obliger l’Allemagne à rappeler des troupes du théâtre occidental de la guerre, ce qu’ils ne pouvaient obtenir qu’en agissant avec promptitude et vigueur. La même hâte ne s’imposait pas vis-à-vis de l’Autriche. qu’il suffisait de contenir pendant que les armées principales arriveraient de l’intérieur et des confins de l’Empire moscovite. »
in L’Illustration du 6 février 1915

Deux événements feront échouer la stratégie allemande, d’abord la contre-attaque française sur la Marne, qui surprend des troupes allemandes fatiguées par leur course en avant, puis l’attaque russe en Prusse orientale, plus rapide et plus violente que ne l’avait prévue par les stratèges allemands, et qui les força à ramener des troupes du front occidental vers l’est. Ce fut l’échec de la guerre de mouvement et cela imposa à l’Allemagne la guerre longue sur deux fronts qu’elle souhaitait éviter par une victoire rapide sur la France.

La bataille des frontières : le récit d’un témoin.

« (…) Le premier choc est une immense surprise (…). Soudain d’un seul élan, du Haut-Rhin jusqu’à la Sambre, un million de Français entrent dans la bataille (…). La rencontre avec l’ennemi revêt une forme brutale (…). Les avant-gardes françaises heurtent à l’improviste une ligne de feux installés. C’est dire qu’elles sont aussitôt décimées et clouées sur place (…). L’infanterie a quitté la route. Déployée à travers champs, elle progresse vers le drame inconnu (…). En silence, la gorge serrée, regardant leurs chefs qui se forcent à sourire, les hommes vont, anxieux, mais résolus. Soudain, au passage d’une crête, au débouché d’un bois, arrivent les premiers obus (…). On voit, non sans stupeur, s’effondrer les premiers cadavres.C’est alors qu’entrent en jeu les projectiles d’artillerie lourde (…). Ils donnent l’impression d’un cataclysme (…), les balles sifflent à présent (…) effrayantes du fait qu’elles blessent et tuent en silence. Les ordres et les habitudes jettent la troupe toujours plus avant. Et de courir, le cœur battant, à travers les champs moissonnés de cette fin de mois d’août, la main serrant le fusil dont on diffère de se servir, la hanche froissée par l’outil dédaigné (…). Ceux qui survivent se couchent atterrés, pêle-mêle avec les blessés hurlants et les humbles cadavres. Calme affecté d’officiers qui se font tuer debout, baïonnettes plantées aux fusils par quelques sections obstinées, clairons qui sonnent la charge, bonds suprêmes d’isolés héroïques, rien n’y fait. En un clin d’œil, il apparaît que toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu (…). »

Ch. de Gaulle, La France et son armée, Le livre de poche, Plon, 1938 (reprend notamment des écrits de 1925-27)Cité in Histoire : de la Réforme à nos jours, Fribourg, Saved/Bordas, 1987, p. 144

Le « Programme pour la paix » de Bethmann-Hollweg (septembre 1914)

« 1° France. L’état-major aura à décider s’il est nécessaire d’exiger de l’ennemi la cession de Belfort, du versant occidental des Vosges, le démantèlement des fortifications et la cession d’une bande côtière, de Dunkerque à Boulogne. Elle devra en tout cas nous céder le bassin de Briey, son minerai étant nécessaire à notre industrie lourde. De plus, elle devra verser une indemnité de guerre payable par fractions : celle-ci sera assez forte pour que la France ne puisse songer, pendant quinze à vingt ans, à consacrer des moyens importants à son réarmement. Enfin, un traité de commerce plaçant la France sous la dépendance économique de l’Allemagne, qui en fasse une zone d’exportation de nos produits et nous permette d’évincer le commerce anglais en France. Ce traité devra nous assurer toute liberté d’action financière et industrielle en France et empêcher toute différence de traitement entre entreprises françaises et allemandes.

2° Belgique. Annexion de Liège et de Verviers à la Prusse ; remise d’une partie de la province belge du Luxembourg au grand-duché de Luxembourg. L’annexion d’Anvers et d’un couloir d’accès reliant cette ville à Liège n’est pas certaine. En tout cas, si la Belgique garde apparemment son indépendance, elle deviendra un Etat vassal, devra reconnaître à l’Allemagne un droit d’occupation militaire de ses ports, mettre à sa disposition la côte belge pour des fins militaires et devenir, économiquement, une province allemande. Cette solution, qui présente les avantages de l’annexion sans ses inconvénients en politique intérieure, permettra d’annexer à la Belgique la Flandre française avec Dunkerque, Calais et Boulogne. Les autorités militaires auront à juger de la valeur stratégique de cette position en face de l’Angleterre.

3° Le Luxembourg devient un Etat confédéré allemand, reçoit une partie du Luxembourg belge et, éventuellement, le triangle de Longwy.

4° Il faut créer une union économique de la Mitteleuropa par des accords douaniers communs avec la France, la Belgique, la Hollande, le Danemark, l’Autriche-Hongrie, la Pologne et, éventuellement, l’Italie, la Suède et la Norvège. Ce groupement, probablement sans couronnement institutionnel commun, avec égalité extérieure de droits pour ses membres mais effectivement sous direction allemande, doit stabiliser la prépondérance économique allemande dans la Mitteleuropa.

5° La question des acquisitions coloniales, et particulièrement la création d’un empire centre-africain allemand, ainsi que celle des buts de guerre en Russie, seront traitées plus tard. Comme base de futurs accords économiques avec la France et la Belgique, il sera nécessaire de trouver une formule provisoire, convenant à une éventuelle paix préliminaire.

6° Hollande. Il faudra également étudier les moyens de lier plus étroitement la Hollande à l’Allemagne. Cette liaison ne devra donner à la population hollandaise aucune impression de contrainte. Rien ne devra être changé à la vie de ce pays, ni lui imposer des charges militaires accrues. Elle devra garder son indépendance apparente, mais devenir en réalité dépendante de nous. On pourra peut-être envisager un pacte d’alliance offensive et défensive incluant les colonies, en tout cas une union douanière étroite, éventuellement la cession d’Anvers à la Hollande contre la reconnaissance à un droit d’occupation par l’Allemagne des fortifications d’Anvers et de l’embouchure de l’Escaut. »

Source : Document resté confidentiel. Publié par l’historien Fritz Fischer dans Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale (Griff nach der Weltmacht ; Die Kriegszielpolitik des kaiserlichen Deutschland, Düsserldorf, Droste Verlag, 1961).

« Le miracle de la Marne »

L’ordre du jour du général Joffre

« Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière. Tous les efforts doivent être employés à attaquer et refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que reculer Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »
Joffre, général commandant en chef, 6 sept. 1914.

L’étonnement du général von Klück

« Que des hommes se fassent tuer sur place, c’est une chose bien connue et escomptée dans chaque plan de bataille (…) mais que des hommes ayant reculé pendant dix jours, à demi morts de fatigue, puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon (…) , c’est là une possibilité dont il n’avait jamais été question dans nos écoles de guerre. »
in Von Klück, commandant de la 11e armée allemande en 1914, La Marche sur Paris , 1922.

La bataille de la Marne selon les Allemands

« L’image que se font les Allemands de la bataille de la Marne est très différente de celle qui règne dans le reste du monde. Ailleurs, on se demande si le mérite de la victoire revient en premier lieu à Gallieni, à Joffre ou à Foch. En Allemagne, cette discussion est absolument sans objet, car on n’admet aucunement qu’il s’agit d’une victoire alliée. L’image gravée dans la tête des Allemands est celle d’une victoire allemande, contrecarrée par une série de fâcheux malentendus alors que la bataille était pratiquement décidée en faveur de l’Allemagne. Sans ces malentendus, non seulement la bataille aurait été gagnée, mais la guerre tout entière. Et ces malentendus ont engendré cette guerre d’extermination et de position, que les Allemands, il est vrai, auraient gagnée aussi, si … et c’est là qu’interviennent d’autres légendes encore.

Cette image qu’ils ont eux-mêmes élaborée est une vraie torture pour les Allemands. Une épine dans leur chair.

Ils ne se demandent pas particulièrement qui porte la responsabilité de la guerre, alors que cette question joue un grand rôle dans d’autres pays.Tout au fond d’eux-mêmes, cela ne les ennuie pas d’en être responsable, même s’il est évidemment de bon ton de le nier en bloc. Ce qui les ennuie, ce qui les tourmente, ce n’est pas d’avoir provoqué la guerre : c’est de l’avoir perdue. Mais même si l’effondrement final – bien qu’on s’efforce évidemment de l’éluder, tantôt grâce à la légende du « coup de poignard dans le dos », tantôt grâce à celle qui prétend que l’Allemagne, se fiant aux quatorze points de Wilson, aurait volontairement déposé les armes pour être ensuite honteusement abusée -, même l’effondrement est un supplice moins douloureux que la défaite de la Marne. Car à l’époque, c’est ce qu’affirme l’histoire légendaire de l’Allemagne, la victoire finale, rapide et glorieuse, la victoire que l’on tenait déjà, fut manquée d’un cheveu à cause d’un malentendu, d’une confusion, d’un petit, tout petit défaut d’organisation. Et cela, c’est intolérable. Presque tous les Allemands ont en tête la carte où figure la position des armées les 5 et 6 septembre 1914, et presque tous ont déjà désespérément bricolé les lignes noires : juste ce changement de direction de la 2e armée – juste ce tout petit mouvement des troupes de réserves – et on gagnait la guerre ! Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? On se demande encore qui porte la responsabilité de l’ordre de repli, cet ordre inutile et fatal. Moltke, le colonel Hentsch, le général Bülow … Et, conséquence inévitable de l’ensemble, on pense à tout effacer. Il faut reprendre la partie dans l’état où elle se trouvait, et cette fois la jouer comme il faut. Même « la paix honteuse de Versailles » exige moins impérieusement l’effacement et la revanche que cette bévue technique, cette bataille déjà gagnée et perdue par inadvertance. »
Sebastian Haffner. Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914 – 1933). Arles, Actes Sud/Babel, 2004, pp. 407 – 409.

Fils d’un fonctionnaire prussien et enfant au moment des faits, domicilié à Berlin, Sebastian Haffner (1907 – 1999) a rédigé ses souvenirs à la veille de la Seconde Guerre mondiale et de son exil en Angleterre. Ce n’est qu’après son décès que le texte a été édité et une analyse du manuscrit a confirmé que celui-ci date bien des derniers temps qui précèdent l’agression nazie contre la Pologne.

UNE NOUVELLE FORME DE GUERRE

« La victoire de la Marne et la rude campagne de deux mois qui l’avaient suivie avaient arrêté l’invasion (…). Mais il n’en restait pas moins qu’en celle fin année de 1914, les Allemands, dont le plan reposait sur une mise hors de cause foudroyante des armées françaises, venaient de perdre tout espoir de gagner la guerre (…) . Faute de mieux, les allemands s’enterraient devant nous dans un système défensif qui allait chaque jour se perfectionnant. Il s’agissait pour nous d’attaquer cette immense forteresse, de rejeter l’ennemi dans la guerre de rase campagne, de lui imposer notre volonté. Une terrible guerre naissait, à laquelle il allait falloir s’adapter au plus vite. La création d’un matériel puissant d’artillerie s’imposait, doté de stocks de munitions devant l’importance desquels l’imagination reculait. A la fin de 1915, l’artillerie de campagne était plus que doublée (…) , l’artillerie lourde de tous les calibres développée dans de grandioses proportions (…) bien que dix de nos départements fussent aux mains de l’ennemi et avec eux le bassin métallurgique de l’Est nos mines de charbon du Nord. »
in Maréchal Joffre, Mémoires , 1910-1917 Plon, 1932

Dans les tranchées en 1914

« Très curieux, la tranchée. C’est un travail formidable et extrêmement bien fait (ici du moins). On est stupéfié de découvrir ces kilomètres de ruelles, si étroites que les bords du sac, le bidon, les musettes et les manches y frottent et y cognent. De place en place, une meurtrière s’ouvre vers la crête du talus, du remblai. C’est là qu’il faut regarder pour s’assurer que rien ne se passe d’anormal entre les lignes allemandes, dont on connaît les positions sans les voir, et nous. Il y avait clair de lune et nous avions l’air (les sentinelles sont très près les unes des autres) d’observateurs au creux d’un grand talus de neige. (…)

On quitte ce soir la tranchée. Quelle vie ! La boue, la terre, la pluie. On en est saturé, teint, pétri. On trouve de la terre partout, dans ses poches, dans son mouchoir, dans ses habits, dans ce qu’on mange. C’est comme une hantise, un cauchemar de terre et de boue, et vous ne sauriez avoir idée de la touche que j’ai – mon fusil a l’air d’être vaguement sculpté dans la terre glaise. On part pour le repas à la nuit tombante ! »
H. Barbusse, Lettres à sa femme .

Le témoignage d’Emile Carrière

« Professeur agrégé de chimie, d’origine protestante cévenole, Emile Carrière a 32 ans en 1914 lorsqu’il est mobilisé comme soldat fantassin de 2ème classe sur le front de l’Est. Anticipant sur une possible disparition, il désire laisser à son épouse et à ses enfants le récit de la guerre vue des tranchées et des villes ou villages qu’il parcourt avec son régiment. Pendant cinq mois, d’août à décembre 1914, sur deux petits carnets inédits rédigés au crayon, il raconte au jour le jour cette campagne en l’accompagnant de ses réflexions. En 1915, il renonce à la rédaction de ses carnets pour se concentrer sur la correspondance qu’il envoie régulièrement à sa femme Renée et à ses parents. Les carnets et certaines de ses lettres ont été conservés et il est possible de suivre sa vie de soldat jusqu’à sa démobilisation d’abord comme combattant sur le champ de bataille, puis dans des ateliers ou des usines de guerre sur le front, à Toulouse et à Bergerac.

Dans ses récits, le chercheur consigne méthodiquement ses observations et le pédagogue explique les faits, se laissant aller à des considérations sur l’histoire, la philosophie, les sciences politiques et stratégiques. Minutieux et sensible, il décrit l’environnement des troupes en mouvement et des lieux de leur cantonnement. Il commente la grandeur et la petitesse des hommes broyés par la guerre et confrontés à la peur, la souffrance, l’espoir, la solidarité. Son récit reflète des périodes d’optimisme ponctuées ici et là par le doute, l’amertume et le découragement. Face au danger et à la séparation, Emile Carrière révèle, à travers cette oeuvre originale, sa véritable nature en faisant une analyse sans concession de la conduite de la guerre et de ses conséquences sur l’avenir des sociétés.  »
(4e de couverture, présentation du livre « Emile Carrière : Un professeur dans les tranchées, 1914-1916 » )

Extraits

« 1er septembre 1914 « … Comme nous nous trouvons toujours depuis 4 jours sur la ligne de feu, nous avons reçu l’ordre à 8 heures du matin de nous retirer à 7 kilomètres, à Blainville. Cette perspective de calme a été accueillie par tous avec soulagement. Nous avons trouvé un terrain dont l’odeur est nauséabonde : de côté et d’autre de la route, on aperçoit des cadavres d’allemands ou même de soldats français en pleine décomposition. Pauvres gars, pour la dépouille desquels on n’a aucun respect. Ces morts sont un objet d’horreur et un danger, pourquoi ne pas les enterrer ?…

3 septembre 1914 …J’ai pensé qu’il y a 4 ans, la plus délicieuse des femmes m’avait été donnée et cette idée m’a inondé le coeur d’une douce joie intérieure. J’espère bien vous revoir, vous tous que j’adore : femme, enfants, parents. Notre bonheur est de trop fraîche date pour n’avoir pas encore de longs jours à connaître…

17 septembre 1914 … Vers 4 heures, nous recevons l’ordre de nous porter en avant. Le terrain est découvert, légèrement vallonné. La pente opposée est occupée par l’artillerie allemande dissimulée dans un bois. L’infanterie ennemie est cachée dans des tranchées. Nous avançons par petits bonds sous une grêle de balles et d’obus. Nous sommes à diverses reprises recouverts par des mottes de terre que les obus font jaillir à une vingtaine de mètres de hauteur en éclatant. La position est extrêmement dangereuse pour nous. Notre artillerie n’est pas en position pour nous soutenir. Un grand nombre de nos camarades sont frappés par les balles et surtout par les éclats d’obus …

25 septembre … Voilà déjà un mois que j’ai quitté Nîmes pour prendre part à cette guerre formidable. Dans cet intervalle de 31 jours, j’ai vu des spectacles inouïs d’horreur, j’ai connu des heures de cruelle angoisse, j’ai éprouvé à tout instant de l’anxiété pour ceux qui me sont chers en raison des grands dangers que je cours, j’ai fait plusieurs centaines de kilomètres parcourant des pays fort divers d’aspect, j’ai souffert du froid, de la pluie, de la soif et de la faim, j’ai beaucoup maigri et je me sens déjà très affaibli. Combien de temps faudra-t-il encore que j’endure cette existence forcenée ?…

29 septembre 1914 … La plupart des hommes qui sont tombés frappés, quelques uns à mort, l’ont été d’une façon invisible. Sur les champs de bataille, la mort plane partout, sa présence est rendue sensible à tous les combattants même les plus courageux, cependant que l’on cherche en vain l’ennemi. L’obus déchiquète, écartèle, décapite, foudroie, fait des trous énormes et la canon s’abrite au revers de collines à plusieurs kilomètres du combat. L’artilleur repère et tire sans voir. Le fantassin s’abrite derrière des tranchées et ne se laisse apercevoir que s’il les abandonne en cas de fuite. Beaucoup de soldats auront fait la campagne, participé à de nombreux engagements offensifs sans voir un seul fantassin allemand… »
« Emile Carrière : Un professeur dans les tranchées, 1914-1916 », Carnets et correspondances édités et présentés par Daniel Carrière, coll. « Graveurs de mémoire », diffusion L’Harmattan, 2005

La guerre vue par un paysan auvergnat (déc 1914)

L’orthographe originale a été respectée.

« Oise, le1 Desanbre 1914

MES TRES CHER PARENT,

…Cher parent, j’est reguardé la flanelle que vous m’avée renvoyée qui était sur moi ; depui un moi que je l’avet elle commençait âme devorée, elle était couvertte de pou, les plus louin se touche ; sa fesé peur de tan voir de la vermine : s’est touse qui en son guarnie; on cuche dans des trou, on diret un four ; la paile qui est dedan y est depuie un moi, s’est la que ont prant la vermine; met le linge ne manque pas, je change souvent.

Le froit en n’a gelée beaucoup la pouinte des pié ; au tranché il ne faut pas bougé dutou de endroit que reste imobile. Moi je avet mi du papier de journale dans mé soullier, je n’est pas bien eu froit. Cher parent ‘hiver s’est pénible de rever à l’été.

Ses jour si je est aprie de triste nouvelle : deux camarades qui sont été blessée acoté de moi, le 23 septenbre, sont mor à l’hàpital se jour si.

Cher parent je suis fier de pouvoir vous faire savoire ses deux ou trot mots aprait avoir passé ou je est passé : voir de pauvre cuamarade, coupé les bra, coupé les guanbe, perssé les côte, dotre coupé les main, des autres anlevée la moitier de la têt. Cher parent je remerssi Dieu qui m’a bien guardé jusque mintenant. » tiré de AD Puy de Dôme, J 966
cité par Chaulanges, Manry et Sève, Textes historiques, 1914-1945 , éd. Delagrave 1970, p 10.

L’Europe démente

En 1914, peu nombreuses encore sont les voix qui protestent contre la guerre

 » Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous offert à son dévouement magnanime ? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros ! La guerre européenne, cette mêlée sacrilège, qui offre le spectacle d’une Europe démente, montant sur le bûcher et se déchirant de ses mains, comme Hercule ! Ainsi, les trois plus grands peuples d’Occident, les gardiens de la civilisation, s’acharnent à leur ruine, et appellent à la rescousse les Cosaques, les Turcs, les Japonais, les Cinghalais, les Soudanais, les Sénégalais, les Marocains, les Egyptiens, les Sikhs et les Cipayes, les barbares du pôle et ceux de l’équateur, les âmes et les peaux de toutes les couleurs ! On dirait l’empire romain au temps de la Tétrarchie, faisant appel, pour s’entredévorer, aux hordes de tout l’univers ! … Notre civilisation est-elle donc si solide que vous ne craigniez pas d’ébranler ses piliers ?

A ce jeu puéril et sanglant, où les partenaires changent de place tous les siècles, n’y aura-t-il jamais de fin, jusqu’à l’épuisement total de l’humanité ?  »
in R. Rolland, Au-dessus de la mêlée , 1914.

Du même, un extrait plus long...

Au dessus de la mêlée

« O jeunesse héroïque du monde ! Avec quelle joie prodigue elle verse son sang dans la terre affamée ! Quelles moissons de sacrifices fauchées sous le soleil de ce splendide été !… Vous tous, jeunes hommes de toutes les nations, qu’un commun idéal met tragiquement aux prises, jeunes frères ennemis &endash; Slaves qui courez à l’aide de votre race, Anglais qui combattez pour l’honneur et le droit, peuple belge intrépide, qui osas tenir tête au colosse germanique (…), Allemands qui luttez pour défendre la pensée de la ville de Kant (1) contre le torrent des cavaliers cosaques, et surtout vous, mes jeunes compagnons français, qui depuis des années me confiez vos rêves et qui m’avez envoyé, en partant pour le feu, vos sublimes adieux, vous en qui refleurit la lignée des héros de la Révolution &endash; comme vous m’êtes chers vous qui allez mourir ! (…)

Vous faites votre devoir. Mais d’autres, l’ont-ils fait ?

Osons dire la vérité aux aînés de ces jeunes gens, à leurs guides moraux, aux maîtres de l’opinion, à leurs chefs religieux ou laïques, aux Eglises, aux penseurs, aux tribuns socialistes.

Quoi ! vous aviez, dans les mains, de telles richesses vivantes, ces trésors d’héroïsme ! A quoi les dépensez-vous ? Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous offert à son dévouement magnanime ? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros ! (…)

Ainsi, les trois plus grands peuples d’Occident, les gardiens de la civilisation, s’acharnent à leur ruine et appellent à la rescousse les Cosaques, les Turcs, les Japonais, les Cinghalais, les Soudanais, les Sénégalais, les Marocains, le Egyptiens, les Sikhs et les Cipayes, les barbares du pôle et ceux de l’équateur, les âmes et les peaux de toutes les couleurs ! Notre civilisation est-elle si solide que vous ne craignez pas d’ébranler ses piliers ? (…)

Ces guerres, je le sais, les chefs d’Etats qui en sont les auteurs criminels n’osent en accepter la responsabilité ; chacun s’efforce sournoisement d’en rejeter la charge sur l’adversaire. Et les peuples qui suivent, dociles, se résignent en disant qu’une puissance plus grande que les hommes a tout conduit (…). Point de fatalité ! La fatalité c’est ce que nous voulons. Et c’est aussi, souvent, ce que nous ne voulons pas assez. Qu’en ce moment, chacun de nous fasse son mea culpa ! Cette élite intellectuelle, ces Eglises, ces partis ouvriers, n’ont-ils pas voulu la guerre… Soit !… Qu’ont-ils fait pour l’empêcher ? Qu’ont-ils fait pour l’atténuer ? Ils attisent l’incendie. Chacun y porte son fagot.

Le trait le plus frappant de cette monstrueuse épopée, le fait sans précédent est, dans chacune des nations en guerre, l’unanimité pour la guerre. C’est comme une contagion de fureur meurtrière qui, venue de Tokyo il y a dix années, ainsi qu’une grande vague, se propage et parcourt tout le corps de la terre. A cette épidémie, pas un n’a résisté. Plus une pensée libre qui ait réussi à se tenir hors d’atteinte du fléau. Il semble que sur cette mêlée des peuples, où quelle qu’en soit l’issue, l’Europe sera mutilée, plane une sorte d’ironie démoniaque. Ce ne sont pas seulement les passions de races, qui lancent aveuglément les millions d’hommes les uns contre les autres, comme des fourmilières, et dont les pays neutres eux-mêmes ressentent le dangereux frisson ; c’est la raison, la foi, la poésie, la science, toutes les forces de l’esprit qui sont enrégimentée, et se mettent, dans chaque Etat, à la suite des armées. Dans l’élite de chaque pays, pas un qui ne proclame et ne soit convaincu que la cause de son peuple est la cause de Dieu, la cause de la liberté et du progrès humains. (…) » (1) Il s’agit de la ville de Königsberg, en Prusse orientale.
Romain Rolland, « Au dessus de la mêlée », in Journal de Genève, 15 septembre 1914. Repris dans Au dessus de la mêlée, Paris, Albin Michel, 1915, pp. 37-62.

Sommaire :

« Lettre ouverte à Gérhart Hauptmann », le 29 août 1914 –> le prend à parti en dénonçant le bombardement de Louvain, les horreurs commises contre la culture par l’armée allemande.

« Por Aris », septembre 1914 –> reprise du même thème après le bombardement de la cathédrale de Reims, et en réaction à un manifeste signé par plusieurs dizaines d’intellectuels allemands en réaction à son premier article.

« Au dessus de la Mêlée », septembre 1914. Termine en avouant que c’est un peu tard et que la catastrophe est lancée, qu’il écrit surtout pour soulager sa conscience.

« De deux maux, le moindre : Pangermanisme, Panslavisme ? », 10 octobre 1914 –> réaction aux reproches faits par ses correspondants allemands d’être allié à la Russie.

Il en tient encore pour la barbarie du militarisme prussien, de l’impérialisme prussien, etc., et considère les individus en fonction de leur nationalité, avec un certain sens de la responsabilité collective, nationale. Il y reproduit une lettre d’un Letton.

« Inter Arma, Caritas », 30 octobre 1914 –> s’attaquent aux intellectuels militarisés (surtout allemands), parle des prisonniers de guerre pour rassurer sur leur sort et saluer le travail de la Crois Rouge, sur les prisonniers civils et leur sort affreux, et le travail qui est fait pour eux par le service du Dr. Ferrière.

« Au peuple qui souffre pour la justice », 2 novembre 1914 –> un grand salut aux Belges.

« Lettre à ceux qui m’accusent » , 17 novembre 1914

« Les idoles », 4 décembre 1914 –> sur l’obsession allemande et la propagande de la « Kultur ». Mais il fustige autant les intellectuels français que leurs collègues allemands : contre toutes les idoles, la kultur, la race, la latinité, la civilisation… Très beau texte pp. 148-150.

« Pour l’Europe. Un manifeste des écrivains et penseurs de Catalogne » –> « Manifeste des amis de l’unité morale de l’Europe » du 27 novembre, publié le 31 décembre 1914. Partent du principe que …

« Le principe dont nous partons est que la terrible guerre qui déchire aujourd’hui le coeur de notre Europe constitue, par définition, une guerre civile. Une guerre civile ne veut pas dire précisément une guerre injuste. Mais alors il faut qu’elle soit justifiée par un conflit entre de grands intérêts idéaux. Et si l’on désire le triomphe de l’un d’eux, ce doit être pour la totalité de la république européenne et pour son bénéfice général. Il ne peut donc être permis à aucun des partis aux prises de travailler à la destruction complète de l’adversaire. Il est encore moins légitime de partir de la criminelle hypothèse qu’un quelconque des partis se trouve déjà exclu, de fait, de la communauté supérieure. P. 153 (…) Nous ne demandons rien de plus à nos amis, à notre presse, à nos concitoyens, qu’un peu d’attention pour ces palpitations de la réalité, un peu de respect pour les intérêts d’une humanité supérieure, un peu d’amour pour les grandes traditions et les riches possibilités de l’Europe une. » laquelle s’oppose évidemment à la guerre civile (les deux seules expressions soulignées avec un membre de phrase dans le premier paragraphe : « pour affirmer leur croyance irréductible en l’unité morale de l’Europe »). P. 155

« Pour l’Europe : Un appel de la Hollande aux intellectuels de toutes les nations » du Conseil néerlandais contre la guerre, qui a réussi à regrouper 350 sociétés hollandaises. Publié le 7 février 1915 et repris le 15.

L’Autriche dans la guerre

En 1914, l’armée austro-hongroise ne peut aligner que 450’000 hommes, les troupes slaves et italiennes étant peu sûres. L’écrivain autrichien Stefan Zweig, admirateur de Romain Rolland, prend de plus en plus de distance par rapport au conflit, avant de se retirer en Suisse.

« Samedi 12 septembre 1914. Je ne peux pas causer avec les gens : ils sont tous enfoncés dans un patriotisme crétin et pas sincère du tout. Par-dessus tout, la censure, ce mal héréditaire ! On nous a d’abord présenté l’armée serbe comme mourant de faim et décimée, et voilà que 80’000 hommes ont pénétré en Slavonie – en « Smyrnie », comme le dit notre bureau de presse, afin de rendre la nouvelle encore plus obscure (…) Les nouvelles qui parviennent du front français sont loin de me satisfaire ; les Anglais, avec leur terrible détermination, sacrifieront jusqu’au dernier homme : ils ne reculeront pas et l’Allemagne déploie déjà toutes ses forces. Évidemment, j’ai peur de l’Italie et de la Roumanie, qui peuvent nous porter le coup décisif. Les Viennois ne découvriront que plus lard la gravité de la situation : pour eux, l’envahissement d’une région slave ne signifie pas la même chose que, pour les Allemands, l’occupation du moindre pouce de leur territoire.(…)

Mercredi 16. Toujours pas de nouvelles de la bataille de Paris ! Avec quelle avidité je l’attends : c’est un tournant. »
in Stefan Zweig, Journaux (1912-1940) , Belfond, 1986

L’échec de l’offensive russe de 1914

« Ma tâche n’est pas d’indiquer les coupables de cette défaite si pénible pour la Russie… Le lecteur impartial a dû constater les tristes résultats de reconnaissances défectueuses, de liaisons mal organisées, de mauvaises appréciations de la situation et de maints autres défauts de commandement et de manoeuvre. Tous ces défauts provenaient de la préparation générale insuffisante de toute notre armée et devinrent particulièrement apparents au moment de notre première rencontre avec un adversaire plus habile que nous.

… Durant l’opération il y eut chez nous des cas où des ordres furent transmis par T.S.F. en clair et interceptés non seulement par nos postes, mais naturellement par l’ennemi. La télégraphie sans fil représentait une méthode toute nouvelle et par conséquent peu familière pour nos états-majors. Le feu de l’artillerie lourde des Allemands impressionna beaucoup nos troupes… En ce qui concerne l’action de notre cavalerie, son plus grand ennemi en Prusse Orientale fut les automobiles blindées et armées, employées pour la première fois sur le champ de bataille… »
in GÉNÉRAL YOURI DANILOV, La Russie dans la guerre mondiale , Payot, 1927.

L’année 1914 : le début de la Grande guerre
Éditeur : Tolmer A (Paris) Date d'édition : 1918