Un abordage en 1706
Le comte de Forbin, officier de la marine royale française et corsaire, écrit, le 18 octobre 1706, à l’amiral comte de Toulouse pour lui rendre compte d’une campagne dans la Manche, la Mer du Nord et sur les côtes anglaises. Il lui décrit un abordage périlleux, mais qui, comme la plupart du temps avec Forbin, tourna finalement à l’avantage de ce dernier. La flotte ennemie est ici une escadre hollandaise de septante voiles, croisée au large de Hambourg et protégée par six navires de guerre, en général plus gros que ceux que commande Forbin. Ce qui ne l’empêche pas de passer à l’attaque et de montrer ses talents de manœuvrier. On trouve aussi ce récit, un peu plus circonstancié, dans ses Mémoires, où Forbin raconte toute la campagne 1706, les prises qu’il a faites, les engagements qu’il a refusés face à un ennemi parfois trop fort. L’engagement ci-après est restitué sur un ton de justification : les prises eussent pu être plus importantes si chacun avait obéi aux instructions du comte.
« Les ennemis se mirent sur une ligne au plus près du vent, et, l’armure à bâbordC’est-à-dire que tous les cordages des voiles du côté droit sont tendus., ils mirent en panne pour nous attendre. Le vent était frais, il y avait de la mer. Je disposai mon ordre de combat et désignai à chaque capitaine le vaisseau qu’il devait attaquer et aborder. J’ordonnai aux Sorlingues et à l’Héroïne d’aborder le navire de la queue, au Jersey celui de devant, à la Dryade le troisième, le Mars devait attaquer le commandant qui était le quatrième, le Blackwall le matelotCe terme désigne le vaisseau second, qui doit porter secours au vaisseau amiral. de l’avant du commandant, et le Salisbury celui de la tête. Cet ordre étant donné, je mis le pavillon d’abordage et j’arrivai sur les ennemis. Le commandant reconnut par ma manœuvre que j’allais à lui ; il arriva sous le vent de son matelot afin de mettre entre deux feux et de m’intimider pour éviter d’être abordé. Je le suivis de si près qu’en passant bord à bord de son matelot sous le vent, je lui fis tirer toute la bordée de mon canon et de ma mousquerie de bâbord à portée de pistolet. Je fis passer tout le monde à tribord, et j’abordai le commandant. Le combat fut vif, mes gens sautèrent à l’abordageDepuis une ordonnance de 1689, les capitaines de vaisseau n’ont plus le droit de quitter leur navire pour passer à l’abordage. et s’en rendirent maîtres l’épée à la main. Dans le moment, le matelot du commandant, que j’avais déjà combattu, arriva sur moi, faisant mine de vouloir m’aborder : je fis passer ce qui me restait d’équipage à bâbord, et on lui tira si à propos canon et mousquerie que ce feu l’obligea à tenir le ventNaviguer contre le vent.. M. de Tourouvre, qui le suivait pour l’aborder, le dépassa, et comme nous étions si proches les uns des autres, il se traversa sous mon beaupré et sous celui du navire que j’avais abordé. Pendant que j’étais obligé de me battre contre le matelot du commandant, le feu fut dans le bateau avec lequel j’étais accroché, et si grand qu’il fut impossible de l’éteindre ; le vent était augmenté, la mer grossie, trois navires abordés ensemble, le feu dans l’un, les équipages effrayés. Dans cet état, Monseigneur, que vous estimerez violent, me voyant prêt à brûler, je fis mettre toutes les voiles au vent, quoique presque en lambeaux ; je fis couper toutes les manœuvresForbin fait couper tous les cordages qui pourraient le gêner. qui auraient pu m’arrêter et, par la force du vent et de la mer, en sortant de ce péril, je trouvai à portée de fusil deux navires ennemis qui vinrent sur moi croyant me prendre, me voyant sans poulaineSans la flèche de bois qui se trouve à l’avant de la proue., sans éperon et sans civièreVoile du mât de beaupré., toutes les tringles de mon beaupré emportées, mes mâts chancelants, mes voiles en morceaux. Mais, Monseigneur, ils furent bien trompés dans leur attente, car je fis porterForbin ordonne de se diriger sur le navire qui le menace. sur le premier qui me donna le premier sa bordée à brûle-pourpoint ; on lui fit de mon vaisseau un si grand feu de canon et de mousquerie, et si à propos, et il eut si grand’peur d’être abordé qu’il se rendit, et me demanda quartier. Je fis porter sur celui qui suivait, et sans m’attendre, il me tira toute sa bordée. Je fis le signal au Salisbury de venir amariner le vaisseau rendu : apparemment qu’il ne le vit pas ; je mis en travers à demi portée du canon du vaisseau rendu et de celui qui brûlait, et comme le vent et la mer augmentaient beaucoup, et qu’on nageait entre les ponts, je fis travailler à force pour m’empêcher d’être noyé après avoir évité le feu. Il me manquait six mantelets de sabord par où l’eau entrait à foison et que j’eus bien de la peine à boucher […]
Ainsi, Monseigneur, de deux navires que j’ai pris, l’un de 52 canons, l’autre de 50, le premier a été brûlé, et l’autre s’en est allé voyant qu’on ne voulait pas de lui. »
Lettre citée par le comte de Forbin, Mémoires, Paris, Mercure de France, 1993, p. 482-481.
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Une prise de navire au début du XVIIIe siècle
Corsaire redouté, à l’image d’un Jean Bart, le comte de Forbin est aussi un noble qui n’oublie jamais de faire sa cour à Louis XIV entre deux campagnes maritimes, espérant quelque avancement jusqu’au sommet de la hiérarchie de la marine de guerre. En 1707, lors d’une visite à Versailles, il est amené à expliquer au roi comment se prend un navire.
« Je lui répondis que je commençais par distribuer des soldats ou des matelots à chaque canon, autant qu’il en fallait pour le servir ; que le reste de l’équipage, armé de fusils et de grenades, les officiers en tête, était posté partie sur le gaillard de derrière, et partie sur la dunette ; que je faisais ensuite mettre des grappins ou bout des vergues, et que dans cet état j’avançais sur l’ennemi.
Au moment où les vaisseaux se joignent, continuai-je, on lâche les grappins, attachés à une grosse chaîne amarrée ; de telle sorte que les bâtiments ne sauraient se séparer sans un accident imprévu. Alors mes soldats font feu sur l’avant et sur l’arrière de l’ennemi, dans lequel ils font pleuvoir un orage de grenades jetées sans interruption, et en si grande quantité qu’il ne saurait les soutenir longtemps.
Dès que je m’aperçois qu’il commence à s’ébranler, je m’avance le premier, en criant à l’équipage : Allons, enfants, à bord ! A ce mot, les soldats et les matelots, pêle-mêle, sautent dans le vaisseau abordé, et le carnage commence. Pour lors, je reviens sur mes pas pour obliger tout le monde à suivre, et à soutenir les premiers ; et tous combattent jusqu’à ce qu’ils se soient enfin rendus maîtres du vaisseau. Ce qui rend ces combats si sanglants et si meurtriers, c’est que personne ne pouvant fuir, il faut nécessairement ou vaincre, ou mourir. »
Comte de Forbin, Mémoires, op. cit., p. 419.