Au forum de Davos,
A la réunion annuelle des principaux responsables de la planète (chefs d’État, banquiers, patrons de multinationales…) :
« Les accents triomphalistes n’ont pas manqué. M. Bill Gates, patron de Microsoft, a annoncé que la suprématie des Etats-Unis s’accentuerait : Les nouvelles technologies sont américaines; donc, c’est nous qui profiterons de l’explosion des marchés ! Et M. Raymond Barre, ancien premier ministre français, a claironné : le monde est entré dans une phase de croissance longue; désormais, les capitaux irradient l’ensemble de la planète.
Pourtant, pour la première fois, sur cet aréopage des élites, on a senti planer un doute, une inquiétude, le sentiment qu’une période d’euphorie précisément s’achève. (…) Le professeur Klaus Schwab, fondateur du Forum de Davos, a lui-même formulé la première mise en garde : La mondialisation est entrée dans une phase très critique. Le retour de bâton se fait de plus en plus sentir. On peut craindre qu’il ait un impact fort néfaste sur l’activité économique et la stabilité politique de nombreux pays.
D’autres experts ont fait un constat encore plus pessimiste. Ainsi, Mme Rosabeth Moss Kanter, ancienne directrice de la Harvard Business Review et auteur de l’ouvrage The World Class , a averti : Il faut créer la confiance chez les salariés, et organiser la coopération entre les entreprises afin que les collectivités locales, les villes et les régions bénéficient de la mondialisation. Sinon nous assisterons à la résurgence de mouvements sociaux comme nous n’en avons jamais vu depuis la seconde guerre. C’est également la grande crainte de Percy Barnevik, patron d’Asea Brown Bovery (ABB), l’une des principales compagnies énergétiques, qui a lancé ce cri d’alerte : Si les entreprises ne relèvent pas les défis de la pauvreté et du chômage, les tensions vont s’accroître entre les possédants et les démunis, et il y aura une augmentation considérable du terrorisme et de la violence.
Cette inquiétude se répand même dans les milieux les plus acquis au libéralisme. M. Bill Bradley, sénateur (démocrate) des Etats-Unis a révélé que, en raison de l’actuelle fureur compétitive, de la précarisation de l’emploi et de la baisse des salaires, les classes moyennes américaines vivent de plus en plus mal, et doivent travailler de plus en plus pour maintenir leur niveau de vie. C’est pourquoi l’hebdomadaire américain Newsweek n’a pas hésité à dénoncer récemment le killer capitalism (le capitalisme tueur), clouant au pilori les douze grands patrons qui, ces dernières années, ont congédié à eux seuls plus de 363 000 salariés ! Il fut un temps où licencier en masse était une honte, une infamie. Aujourd’hui, plus les licenciés sont nombreux, plus la Bourse est contente… , accuse ce journal qui, lui aussi, redoute un violent retour de bâton.
La mondialisation est en train de créer, dans nos démocraties industrielles, une sorte de sous-classe de gens démoralisé et appauvris. Qui affirme cela ? Un syndicaliste excité ? Un marxiste archaïque ? Non, tout simplement l’actuel ministre du travail américain, M. Robert Reich. Il vient de réclamer que les entreprises ayant manqué à leur devoir civique en réduisant le nombre de leurs salariés soient sanctionnées, obligées de payer une taxe supplémentaire.
Le bon sens l’emportera-t-il ? En viendra-t-on enfin à admettre que sans développement social il ne peut y avoir de développement économique satisfaisant ? Et qu’on ne peut bâtir une économie solide sur une société en ruine ? »
Article d’Ignacio Ramonet, rédacteur en chef, dans le Monde diplomatique de mars 1996.
« Ruiné par le cataclysme boursier d’octobre 1987 [en 1987, il y eut un crise boursière], un «petit porteur» [petits propriétaires d’actions] se pendit quelques jours plus tard à Madrid, dans un jardin public. Pour expliquer son geste, le désespéré laissa une lettre dans laquelle il dénonçait «les abus et le cannibalisme de la Bourse à l’égard des petits épargnants». Il y racontait également comment après avoir décidé de se suicider, il s’était accordé un ultime délai et avait choisi de se soumettre en quelque sorte au jugement de Dieu : «J’eus comme l’illumination que Dieu existait et que, peut-être, ma destinée n’était pas le suicide.» Il consacra alors le reste de ses économies à acheter des billets de loterie et à jouer au Loto. Pour voir «si Dieu y mettait du sien et [l’] aidait à [s’] en sortir». Mais le ciel resta désespérément silencieux, la chance ne lui sourit pas, et l’homme, finalement, se pendit.
Recourir à Dieu pour sauver la Bourse et faire remonter les actions, c’est également ce qu’ont décidé, en novembre 1987, les notables catholiques d’une ville italienne. Ils ont fait célébrer par le curé local une messe solennelle afin de conjurer la chute des cours.
Comment ne pas se tourner vers Dieu quand tout s’effondre autour de soi ? Quand les «sciences» économiques elles-mêmes se révèlent incapables d’apporter des corrections logiques aux furieux dérèglements de l’économie mondial ? Dérèglements et distorsions que les spécialistes eux-mêmes n’hésitent pas à qualifier d’«irrationnels». »
Extraits du livre d’Ignacio Ramonet, « Géopolitique du chaos », Paris, 1997 (chapitre « La montée de l’irrationnel »), paru dans « Le Monde diplomatique », septembre 1997
« En fait, nos sociétés se sabordent. On dirait que le but de nos dirigeants c’est de faire des pays prospères des régions pauvres, tout en enrichissant une infime minorité de la population. Aux Etats-Unis, les revenus des 10 % les plus riches ont progressé de 22 % et ceux des plus pauvres ont baissé de 21 %. Le rapport entre le salaire moyen des PDG et celui des ouvriers est passé de 1 à 30 à 1 à 150. Parallèlement, 2 % de la population active est en prison. Et ce n’est pas un hasard.
Un diplomate chilien résumait la situation ainsi : « Tout ce que nous avons fait depuis la guerre froide est d’avoir remplacé la bombe nucléaire par une bombe sociale. » »
Extrait du journal « Le Courrier » (Genève, 14.3.1998) p.15