« L’éconologie, vous connaissez ?

Les économistes ont inventé la stagflation (stagnation + inflation). Pourquoi n’adopteraient-ils pas ce nouveau barbarisme qu’est l’éconologie, c’est-à-dire le point de rencontre entre deux disciplines considérées jusqu’à ce jour comme contradictoires : l’économie et l’écologie. Le sommet de Rio est pour nous l’occasion d’en faire la suggestion, de voir si ce mariage de raison ne pourrait être transformé en mariage d’amour. Le problème réside dans l’intérêt que pourrait trouver l’industrie à se préoccuper de l’environnement, à trouver des instruments environnementaux conciliables avec l’économie de marché.

Ce rapprochement entre écologie et économie s’impose d’autant plus qu’il semble impensable d’obtenir de nos sociétés qu’elles sacrifient délibérément leur niveau de vie sur l’autel de la protection de l’environnement. Il s’agit donc de convaincre la grande industrie, les gouvernements et chaque citoyen que la prospérité ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir, l’économie étant dépendantes des ressources naturelles et de l’environnement.

SOS
Le tableau brossé par les scientifiques est éloquent : pollution des océans et des eaux, dégradation de l’atmosphère (effet de serre, désagrégation de la couche d’ozone), disparition de la forêt (200 millions d’hectares en vingt ans, soit 47 fois la Suisse), disparition des sols et des espèces animales, raréfaction de l’eau potable pour une population toujours plus nombreuse (1,6 milliard d’habitants de plus en vingt ans), urbanisation démesurée (Rio, Mexico…), désertification (120 millions d’hectares de désert de plus en vingt ans…). A cela s’ajoutent l’affaiblissement des économies du Nord et la pauvreté grandissante des pays du Sud !

Or, l’économie, au sens large, a de grandes responsabilités. Les théories économiques datent du XVIIIe et XIXe siècles, à une période où on pensait inépuisables les ressources de la terre et où les déchets étaient autodégradables. Ce n’est plus le cas et on a oublié que la nature, comme le capital et le travail, est l’un des facteurs de la production et qu’il n’est pas inépuisable.

A cela s’ajoute l’indifférence coupable de la population et de ses élus. Selon Hans Noll, un biologiste américain d’origine suisse, les gens ne se rendent pas compte que la situation est tellement désespérée que c’est l’environnement et non plus l’homme qu’il faut mettre au centre de nos préoccupations. Il ajoute, utopiquement, qu’il est urgent de renoncer au militarisme, qui doit faire place à un mouvement de solidarité international pour la protection de l’environnement.

Le débat actuel, à Rio comme en Suisse, montre bien l’aspect politique du problème. Les pays riches craignent qu’une contrainte écologique aggrave encore la crise, alors que les pays sous-développés refusent de sacrifier leur chance de développement sur l’autel de l’environnement sacrifié par les grandes puissances industrielles. Le récent refus de l’ écotaxe, visant à stabiliser les émissions de CO2, par la Communauté européenne, illustre bien l’aspect politique du débat; cela est d’ailleurs en contradiction avec la politique de la CE en matière d’environnement, de ses quatre programmes d’action et ses 200 directives !

Selon Stephan Schmidheiny et son groupe, il faut entamer un débat politique qui aboutisse à fixer le prix de la nature et à une nouvelle définition du produit national brut, qui tienne compte des coûts globaux des facteurs de production que sont la nature, le travail et le capital. Il s’agit donc de rapprocher la rentabilité économique et la rentabilité écologique, en harmonisant leurs exigences, en éliminant leurs distorsions.

Vers le développement durable
Les écologistes ne sont pas les ennemis de l’économie. Ils comptent au contraire sur elle. Le rapprochement se situe dans la double perspective de la macro-économie et de la micro-économie. L’aspect macro-économique, touchant essentiellement le problème de l’énergie, a fait l’objet du sommet de Rio.

Sous l’angle de la micro-économie, c’est-à-dire au niveau de l’entreprise, il s’agira d’aller au-delà du principe du pollueur-payeur et arriver au stade où l’entreprise qui réussira sera celle qui saura supprimer ou réduire son impact sur la nature. Les exemples ne manquent pas. La contrainte environnementale, qui renchérit la production, peut être une réelle incitation à l’innovation, à de nouvelles technologies. C’est ce qu’affirmait récemment un grand industriel suisse. Pour Maurice Strong, le secrétaire et l’homme fort du Sommet de la Terre, la protection de l’environnement et les bonnes performances économiques vont de pair; le Ministère du commerce extérieur du Japon (MITI) estime que l’environnement doit être considéré comme l’élément moteur du développement de nouveaux marchés.

Intégrer le prix de la nature (environnement et pollutions) dans le calcul économique du prix, telle est l’idée qui permettra de marier l’économie et l’écologie et que les économistes nomment l’internalisation. Après l’appel du Club de Rome pour une croissance zéro vint l’idée enfin réaliste d’une croissance mise au service de l’environnement : le développement durable ou viable préconisé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, présidée par Mme G.H. Brundtland. Le rapport Brundtland définit la croissance durable comme une croissance qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs.

Ainsi, la théorie rejoint la pratique. Maints industriels ont en effet pris conscience que l’économie ne doit pas se comporter en ennemie de l’écologie et qu’un carcan de lois et règlements ne suffira pas. David de Pury, converti en industriel, en convient : de plus en plus d’entreprises réalisent que l’écologie est centrale pour notre avenir. Il est malheureusement encore vrai que la moitié des industriels n’ont encore aucune stratégie dans ce domaine.

L’économie alliée à la politique doit donc effectuer un virage radical, au-delà des législations, pour assurer la protection de la nature. Le développement durable doit prendre la relève de la croissance à tout prix; c’est ce qu’affirme Maurice Strong, qui estime le coût de l’opération à 175 milliards de dollars par an ! Mais à coup sûr, la lutte pour la sauvegarde de la terre aura deux conséquences fondamentales et exigera deux conditions : la lutte contre la pauvreté et la croissance démographique des pays du tiers monde et une réduction du train de vie, une nouvelle conception de la vie des pays occidentaux. »

Roger Schindelholz, Le Démocrate, 25 juin 1992