Les dragonnades désignent les persécutions subies par les protestants afin d’obtenir leur conversion au catholicisme, sous le règne de Louis XIV. Dans ce but, des soldats (qui n’étaient pas toujours des dragons) logeaient dans les foyers des réformés et, par le pillage et les exactions, obtenaient souvent en peu de temps la conversion forcée des malheureuses victimes.  Les premières dragonnades eurent lieu en  1681 dans le Poitou, soit 4 ans avant l’édit de Fontainebleau, révoquant  l’édit de Nantes.

Le journal de Jean Migault, dont nous proposons quelques extraits, est un témoignage de première main pour aborder les dragonnades dans le Poitou. Jean Migault (1644-1707) est un protestant, qui fut à la fois témoin et victime des persécutions organisées par l’intendant du Poitou René de Marillac, avec l’aval de Louvois, secrétaire d’État à la guerre de Louis XIV. Jean Migault est un protestant à la foi profonde : maître d’école dans les environs de Niort, il est aussi lecteur de la Bible à l’office religieux du dimanche au temple.

Père d’une famille nombreuse (il eut 14 enfants…), le  Journal manuscrit de Jean Migault, commencé en 1686 et achevé en 1689 en exil à Amsterdam, est destiné à ses enfants, afin qu’ils connaissent l’histoire de leur famille et afin qu’il serve à leur édification religieuse.  Dans la dédicace à son fils Gabriel, Jean Migault affirme : « Je ne croy pas advanser aucune chose en iceluy : je dis naïfvement les choses comme elles se sont passée. Sy je n’arrange pas mon discours, c’est que je ne suis pas accoutumé à escrire, et je ne peux trouver de termes pour m’exprimer mieux. Le pire de tout, c’est que je ne peux parler bon françois comme je le souhaiterois, mais tout cela ne m’a pas rebuté, n’ayant dessein de faire cette coppie que pour toy, et pour t’estrenner au nouvel an,[…] ». Ce qui pour l’auteur est un défaut est justement ce qui fait pour nous de ce texte un document historique de première main.

L’extrait ci-dessous décrit la première dragonnade subie par les protestants du village de Mougon (à une quinzaine de kilomètres de Niort) vers le mois de mai ou juin 1681 et dont la famille de Jean Migault ne fut pas (encore) victime. Dans un récit factuel et sans artifices littéraires, Jean Migault y décrit le mécanisme des dragonnades et leur dimension économique, ainsi que les diverses réactions des victimes : de la conversion forcée à la fuite afin de « se dérober de nuit pour éviter la fureur de ces impitoyables ».

 


Nous eûmes assez de paix à Mougon pendant quatre à cinq mois, au bout desquels arriva le régiment de cavalerie, qui a ruiné une grande partie des familles de ceux de notre religion de cette province de Poitou, et fut logé en divers villes, bourgs et paroisses autour, et près de Mougon. On voyoit que les cavaliers n’estoient logez que chez ceux de notre religion, et qu’il n’en partoient qu’après avoir entièrement ruiné leurs hostes. Ils ne logeoient du tout point chez les papistes. L’on voyoit tous les jours en grande troupe ceux qui avoient jusques alors fait profession de notre religion, aller à la messe pour être deschargé des cavaliers qu’on leur donnoit, et ce qui étoit de plus pitoyable et étonnant c’est que la pluspart changeoient de religion le jour de leur arrivée en leur maison, sans avoir souffert la moindre chose. Je me souviens qu’un jour, étant au bourg de Fressine, un seul cavalier, dans moins de deux heures, fit changer trois des meilleures familles dudit bourg, y étant seulement venu en promenade de celui de Vouillé où il étoient logez, présentant à ces pauvres gens des morceaux de papier qu’ils disoit être des billets pour loger chez eux.

Cette grande facilité à changer de religion faisoit que ceux à qui Dieu mettoit au cœur de demeurer fermes en la religion, voyoient dans peu de jours leur maison remplie de cavaliers, car quand l’un changeoit, on envoyoit ses soldats chez le plus proche de ses voisins, et toujours s’augmentoit le nombre des cavaliers chez ceux qui s’estoient disposez à tout perdre plutôt que de changer de religion. On voyait aussi, pour la plus part du tems, qu’ils ne délogeoient des parroisses où ils étoient qu’après qu’ils ne trouvoient plus rien chez leurs hostes pour vendre, car c’étoit la coutume des cavaliers que, si on ne leur donnoit chaque jour, aux officiers 15 livres, au lieutenant 9 livres, au simple cavalier 3 livres et au moindre goujat 30 sous, ils vendoient meubles, chevaux, bœufs, brebis et jusques à la moindre guenille qu’ils trouvoient dans la maison.

Ce fut là que plusieurs papistes trouvèrent lieu et bonne commoditez de garnir leurs écuries et remplir leurs chambres de beaux et bons meubles à bon marché. Les cavaliers ne faisoient point de façon pour vendre leurs marchandises, mais la livroient au premier qui la vouloit acheter, et au prix qu’il en promettoit.

L’on voyoit nos pauvres voisins qui, après avoir soutenu avec leur bourse les uns huit, les autres quinze jours et quelques-uns plus, étoient contraints ensuite, n’ayant plus rien à manger ni pour vendre, de s’en aller et se dérober de nuit pour éviter la fureur de ces impitoyables.

Plusieurs couchoient dans les bois ou au pied de quelques bayes, avec leurs petits enfans, et, ce qui étoit de plus triste, la pluspart fuyoient quand ils n’avoient plus rien de reste.

Je me souviens qu’environ trois ou quatre jours auparavant leur arrivée dans notre bourg j’estois allé pour quelqu’affaire au logis de la Bessière, et en étant sorti, je rencontray une pauvre femme de ma connoissance qui fuyoit avec trois petits enfant dont l’un étoit à la mamelle, et les deux autres la tenoient par la main.

Je lui demendois en l’arrêtant comme on avoit fait chez elle. A peine cette femme eut le tems de me dire quatre ou cinq paroles, tant elle étoit effrayée, et elle pensoit, à ce qu’elle me dit, entendre toujours les cavaliers qui la suivoient. Elle s’échappa pourtant de leurs mains avec ses petits enfans, et par ses fuittes, divers jours et diverses nuits, tantôt dans les bois et tantôt ailleurs, elle se sauva, comme je l’ai su du depuis.

Journal de Jean Migault, maître d’école, publié par la Société de l’histoire du Protestantisme français, Paris, 1910, extrait pages 66-71