Témoignages sur le Goulag

Extraits des livres d’Eugénia Guinzbourg

GUINZBOURG Evguenia, Le vertige, (tome I) et Le ciel de la Kolyma (tome II), Seuil, collection « Points », 1967 (original publié en russe chez l’éditeur italien Arnoldo Mondadori en janvier 1967).

 

«Le livre d’Evguénia Guinzbourg est un des grands témoignages qui corroborent et précisent les travaux de Soljenitsyne sur le Goulag. La mécanique de l’horreur y est décrite avec autant de véracité que de sensibilité : les procès de Moscou, la prison, l’isolement, la déportation jusqu’à l’enfer glacé de la Kolyma, les millions de morts, les centaines de millions d’années de souffrance. Mais l’intérêt particulier de cet ouvrage écrit par une militante du Parti est de mettre en évidence la différence entre nazisme et communisme. Avec Hitler, les choses sont claires. Avec Staline, la frontière est floue entre victimes et bourreaux, entre espoir et désespoir.»

Extrait du magazine Lire, http://www.lire.fr/


Quelques extraits :

Tome I page 11 :

«Je ne veux pas employer d’expression grandiloquente mais à dire vrai, si cette nuit-là, en cette aube d’hiver enneigée, on m’avait ordonné de mourir pour le parti, et de mourir non pas une, mais trois fois, je l’aurais fait sans la moindre hésitation. Je n’avais pas l’ombre d’un doute sur la justesse de la ligne du parti. Simplement, je ne pouvais pas – par instinct dirais-je – vénérer Staline, chose qui à cette époque devenait la mode. Si j’éprouvais de la méfiance à son égard, je le dissimulais avec soin : je me le dissimulais à moi-même.»

Tome I page 48 :

«- Camarade Biktaguirov, on vous réclame à côté.

– Pendant une réunion… voyons… dites que je suis occupé.

Mais la secrétaire reparut.

– Ils insistent.

Il sortit. Ils le prièrent de mettre son pardessus et de les suivre.

Cette arrestation bouleversa mon mari encore plus que mon expulsion du parti. Le secrétaire du Comité urbain ! Lui aussi, « coupable »…

– Non vraiment, nos tchékistes commencent à exagérer. Ils devront en relâcher beaucoup.

Il voulait se convaincre lui-même qu’il s’agissait d’un contrôle, d’un malentendu passager, ridicule même, et que probablement nous reverrions Biktaguirov dès le dimanche suivant à la « Livadia », assis à table, racontant, amusé, comment on avait failli le prendre pour un ennemi du peuple.

Nous vivions des nuits affreuses. Que de voitures passaient sous les fenêtres de notre chambre à coucher ! Il nous semblait que chacune ralentissait aux abords de la maison. Un frisson nous prenait. Pendant la nuit l’optimisme de mon mari cédait le pas à la peur, cette grande peur qui avait saisi tout le pays à la gorge.

– Pavel ! Une voiture !

– Et alors, Jénia ? La ville est grande, il y a beaucoup de voitures…

– Elle s’est arrêtée. Je t’assure, elle s’est arrêtée…

Mon mari, les pieds nus, court à la fenêtre. Il est pâle. D’une voix trop calme il dît .

– Tu vois ? C’est un camion.

– Ils arrivent toujours en voiture, n’est-ce pas ?

Nous ne nous endormions qu’après six heures du matin. Et au réveil, nous apprenions qu’on avait identifié de nouveaux « coupables ».

– Vous avez entendu ? Petrov aussi est un ennemi du peuple. Il avait bien caché son jeu !

Cela signifiait que pendant la nuit, on avait arrêté Petrov.»

Tome I page 80 :

«- Je ne suis plus seul, nous informait Garei.

Son compagnon de cellule était Bari Abdouline, un second secrétaire du Comité régional du parti.

Peu avant mon expulsion, nous avions eu un démêlé pénible. Je m’étais rendue au Comité régional pour protester contre le refus d’accepter ma cotisation. Le secrétaire de section avait peur d’accepter la cotisation d’une personne désormais marquée. Tous mes efforts pour le convaincre que, n’ayant pas été chassée du parti, il était de mon devoir de payer, n’avaient servi à rien. Au Comité régional, je fus reçue par Abdouline.

Je lui demandai ce qu’il fallait faire : rester dans le parti, dans cette situation, alors qu’on refusait d’accepter ma cotisation, ou bien rendre ma carte au risque de fournir un nouveau prétexte d’accusation contre moi ?

Sans lever les yeux de son bureau, Abdouline, d’un ton qui excluait catégoriquement toute poursuite de la conversation, m’avait répondu :

– Le parti a de bonnes raisons pour se méfier de vous, surtout après votre refus de reconnaître vos erreurs.

Nous avions été jusqu’alors des amis ; pendant quelques années, nous avions habité deux datchas voisines. Et le voici, maintenant tout à côté de moi, dans la cave du Lac Noir *, enfermé dans une cellule avec ce Saguidouline dont, jusqu’à aujourd’hui, il n’avait prononcé le nom qu’avec l’indignation la plus vertueuse.

Un secrétaire du Comité régional, un homme dont la classe ouvrière tatare était fière : Garei aurait-il raison lorsqu’il soutient que Staline a décidé de liquider physiquement la fine fleur du parti ?»

[ * indications hors textes]

* Lac noir : un des parc de Kazan qui a donné son nom au siège du N.K.V.D.

Kazan : ville russe sur la Volga au Sud-Est de Moscou (Ex-République fédérative soviétique socialiste de Russie &endash; Aujourd’hui République autonome du Tatarstan).

Tome I page 317 :

«Les déportés se trouvaient répartis en différentes «catégories», suivant la fantaisie des bourreaux.

Pour la première fois, nous entendîmes parler des «délinquants». C’était l’aristocratie du camp. Les détenus qui avaient commis des délits dans leur service mais non des crimes politiques. Eux n’étaient pas des «ennemis du peuple», mais de simples dilapideurs des deniers publics, concussionnaires et prévaricateurs. (Nous ne ferions connaissances des véritables détenus de «droit commun» que plus tard. Dans le camp de transit, il n’y en avait pas.)

Les simples délinquants étaient fiers de ne pas appartenir au groupes des «ennemis du peuple». Ils expiaient leurs fautes par un travail acharné. Certains postes exécutifs, dans le camp, étaient occupés par des détenus : c’était aux délinquants qu’on les confiait. La plupart des starostes, des chefs d’équipe, des chefs de groupe et des préposés de baraque se recrutaient parmi eux.

Ensuite, venait la hiérarchie compliquée de l’ «article 58» : les politiques. Le «paragraphe 10» était le moins grave ; il s’appliquait aux «conteurs de blagues», aux «bavards», à ceux que la terminologie officielle qualifiait d’ «agitateurs anti-soviétiques». Les condamnés pour «activités contre-révolutionnaires» occupaient plus ou moins la même position – il s’agissait, pour la plupart, de sans-parti. On leur confiait un travail moins dur, et parfois ils pouvaient même occuper certains postes administratifs réservés aux déportés. Il en était rarement de même pour les déportés «soupçonnés d’espionnage». Jusqu’à notre arrivée, les pires criminels étaient les condamnés pour «activités contre-révolutionnaires trotskystes». On leur réservait les plus pénibles travaux, en plein air; on ne les admettait pas aux «postes administratifs»; et parfois, les jours de fête, on les mettait au cachot.

Notre arrivée leur rendit courage. Une condamnation pour «activités contre-révolutionnaires trotskystes», comparée à celle de détenus qui venaient des isolateurs politiques, qui étaient passés devant le Collège militaire et qui avaient été reconnus coupables de «terrorisme», n’était rien. Nous représentions un sérieux renfort pour l’abattage des arbres, la bonification des sols et la fenaison de Kolyma.

En définitive, la différence entre les «contre-révolutionnaires trotskystes» et nous tenait toute à l’époque de l’arrestation. Eux, avaient été arrêtés à un moment où les peines courantes ne dépassaient pas cinq ans ; nous avions été arrêtés pendant la période culminante de l’activité des hommes de Iejov et de Béria ; on donnait alors déjà dix ans.»

Tome I page 382 :

«Nos baraques se trouvent à quelque quatre kilomètres de l’endroit où nous travaillons. Nous nous y traînons en file indienne, pataugeant dans la mauvaise neige d’avril. Dès les premiers pas, nos pieds sont trempés et lorsque, dans l’aprés-midi, la température descend, nos chaussures de corde gèlent, la douleur provoquée par la congélation nous empêche alors d’avancer.»

Tome I page 375 :

«En ce moment de dénuement absolu, le destin envoya à notre secours une de ces personnes qui, de toute évidence, sont nées pour soulager la peine des autres : la préposée de la baraque, Maria Sergueevna Dogadkina, une femme d’une cinquantaine d’années, simple, vive, au teint mat. Elle n’était pas de celles qui distribuent de bonnes paroles.

Elle ne cessait, au contraire, de nous rabrouer.

« Vous appelez ça fermer une porte ? » maugréait-elle, disparaissant dans l’épais nuage de vapeur glaciale qui s’engouffrait au seuil de la baraque.

Grâce à quoi, la porte tordue et recouverte de glace était fermée comme il fallait, retenant la chaleur.

« C’est comme ça qu’on met à sécher ses affaires ? Ne vois-tu pas que ça fait une boule ? Ta mère t’a bien mal éduquée », reprochait-elle.

D’un geste expert, elle dépliait la loque, la pendait près du poêle, sur le fil où il semblait qu’il n’y eût plus de place pour rien.

« Pourquoi manges-tu de si grosses bouchées de pain, comme une mouette ? Tu ne pourras jamais satisfaire ta faim ! Non, mais regardez un peu cette façon de se jeter sur la nourriture ! Donne-moi ce pain, je vais te le griller ! »

Et Maria Sergueevna enfilait rapidement le morceau sur une tige de fer qu’elle avait transformée en broche, le grillait un moment sur le poêle et le rendait à sa propriétaire, enveloppé d’un arôme de pain chaud.

« Ainsi il sera plus nourrissant… »

Elle se glissait partout dans la baraque comme une anguille, faisant profiter chacune d’entre nous de son expérience, de son aide, de ses mots maternels, exigeants, bienveillants.»

Tome II pages 492-493 (elle apprend à la radio la mort de Staline):

«Alors je m’effondrai, les deux bras sur la table, et éclatai en sanglots violents. Ils me secouaient tout le corps. Ce n’était pas seulement le relâchement de la tension nerveuse de ces derniers mois passés dans l’attente d’une troisième arrestation. C’étaient les larmes de vingt années. En une minute, tout défila devant mes yeux. Toutes les tortures et toutes les cellules. Toutes les rangées de fusillés et les foules innombrables d’êtres martyrisés. Et ma vie, ma vie à moi, réduite à néant par la volonté diabolique de cet homme.»

Bibliographie :

Parmi les témoignages sur le goulag, 3 noms essentiels :

SOLJENITSYNE, Alexandre, L’archipel du goulag

– SOLJENITSYNE, Alexandre, Une journée d’Ivan Denissovitch, Paris, Julliard, 1986, collection « 10:18 »

– GUINZBOURG Evguenia, Le vertige, (tome 1) et Le ciel de la Kolyma (tome 2), Seuil, collection « Points ».

– CHALAMOV Varlam, Récits de la Kolyma, aux éditions Verdier, 2003

Parmi les études, l’essentiel de la question est résumé dans un excellent « Que sais-je ? », Le Goulag par Jean-Jacques MARIE, PUF, 1999.