Histoire globale, histoires connectées
La « globalisation » (ou « mondialisation », c’est selon) est devenue un thème omniprésent, non seulement à la une des journaux mais aussi dans les travaux scientifiques : l’économie a ouvert la voie, et les autres sciences sociales ont vite emboîté le pas […]
On est aussi en droit de rester vigilant face aux effets de légitimation par simple importation des thématiques venues d’autres contextes académiques ou scientifiques (qu’on ne prend parfois pas la peine d’expliciter ou traduire) : la réactivité ne signifie pas nécessairement l’abdication de tout esprit critique. Face aux imprécisions ou aux glissements incontrôlés, sans doute convient-il de mieux distinguer entre deux aspects dans l’usage de la notion de « globalisation ». D’un côté, elle désigne un processus historique d’intégration mondiale, économique et/ou culturelle, dont l’analyse se heurte aux difficultés de périodisations divergentes ou de choix des critères jugés pertinents (Susan Berger, par exemple, théorise une « première mondialisation » […] pour la fin du XIXe début du XXe siècle, quand toute la tradition braudélienne au contraire perçoit des dynamiques d’interdépendance mondialisée dès l’époque moderne […]) D’autres auteurs définissent plutôt l’histoire globale comme un mode d’approche des processus historiques, et se situent donc sur un plan méthodologique, estimant nécessaire un décloisonnement du regard, intégrant une approche contextuelle parfois élargie à l’échelle planétaire : la globalisation est ici un mode d’étude des objets, plutôt qu’un objet d’étude. Si l’impulsion venue du monde anglophone doit être à la fois prise au sérieux et questionnée, force est de reconnaître, avec Serge Gruzinski, que l’« alchimie des métissages », l’« intensité des circulations […] dévoilant des paysages mélangés» sont aujourd’hui encore faiblement pris en considération par l’université française dans son ensemble. Situation étonnante, au regard de l’effervescence qui anime non seulement le monde académique anglo-américain, mais aussi les universités européennes : aux Pays-Bas et en Allemagne, en particulier, les recherches d’histoire « globale » sont très actives. Parallèlement, les travaux des spécialistes des systèmes impériaux à travers le monde ont mis en avant la notion d’« histoire connectée », considérée comme une modalité spécifique de l’approche globale […]
(Les) historiens des cultures ou civilisations réfléchissent plutôt en termes de contacts et de circulations immatérielles : ils analysent les phénomènes d’acculturation, de transferts et de métissages culturels, dans une perspective qui n’est pas quantitative et qui, tout en recherchant les connexions et les emboîtements, se veut particulièrement attentive aux contextes ; ce qui les conduit à insister sur l’appréhension, par le travail direct sur les corpus archivistiques et les traces, des pratiques et des usages effectifs. La démarche est globale en ce sens qu’elle entend s’émanciper des découpages dictés par les frontières étatiques pour saisir les relations, passages, influences, transferts, parentés voire continuités longtemps ignorés ou minimisés. Sanjai Subrahmanyam qualifie cette approche d’« histoire connectée », l’historien jouant en quelque sorte le rôle de l’électricien rétablissant les connexions continentales et intercontinentales que les historiographies nationales ont escamotées en imperméabilisant leurs frontières. L’entreprise ne vise pas à l’élaboration d’une nouvelle forme de synthèse […] à partir d’une division du travail historique qui resterait inchangée, selon les découpages nationaux traditionnels. Bien au contraire, le rétablissement de ces «histoires connectées » entend bousculer ce que les spécialistes de tel ou tel pays considèrent comme « des “faits établis” de leur historiographie respective ». Il ne s’agit pas non plus d’une nouvelle forme de comparatisme planétaire, qui dresserait de façon morphologique l’inventaire des parentés ou des différences […]
Le but de l’histoire connectée est autre : elle cherche à briser les compartimentages, ceux des histoires nationales comme ceux des « aires culturelles », pour faire émerger les modes d’interaction « entre le local et régional […] et le supra-régional, qui est quelquefois global […] ». Selon Subrahmanyam, l’alternative au « Grand récit de la modernisation » n’est pas dans l’émiettement parcellaire […] mais dans l’étude des interactions multiples, par delà les découpages étatiques […], et à des échelles diverses. Il ne s’agit donc pas de simplement descendre à une autre échelle, mais de faire un pas de côté, pour regarder autrement, « by moving laterally », et repérer les connexions plus ou moins masquées ou inaperçues. L’histoire connectée retrouve ainsi la fécondité des effets de décentrement qui font la force de la méthode comparative ou de l’histoire croisée, soucieuses de toujours situer des acteurs, objets et pratiques effectivement comparables. La « globalité » ou l’interconnexion dont il est question ici recouvre à la fois les dimensions spatiales et temporelles, cherchant à situer les modes d’articulation des espaces mis en contact, mais aussi la rencontre de temporalités diverses suivant chacune leur rythme.Tout ceci n’est évidemment possible qu’en se plaçant à hauteur d’homme, au niveau des acteurs et de leurs logiques d’action, comme le pratiquent certains sociologues ou politistes attachés à décortiquer les configurations institutionnelles pour faire apparaître les mises en réseau qui les sous-tendent, dans une perspective constructionniste. De tout cela découlent deux conséquences. On comprend tout d’abord que dans ces conditions, le concept d’acculturation ou de métissage joue un rôle central : dans sa contribution, Sanjay Subrahmanyam récuse les barrières érigées par les rhétoriques de l’altérité, qui montent en épingle les différences pour mieux conclure à l’incommensurabilité ou incompatibilité des cultures, supposées imperméables à l’hybridation. On comprend aussi, en second lieu, que l’histoire connectée s’appuie naturellement sur les jeux d’échelles, les effets de discordances qui ont une fonction de révélateur. De sorte que microstoriaAllusion à la microhistoire de Carlo Ginzburg pour qui l’anomalie révèle la norme cf. Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier frioulan du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1980 ; Le Fil et les traces, traduit par Martin Rueff, Verdier, 2010. et histoire connectée ne sont nullement incompatibles ; au contraire, elles convergent dans la volonté de décloisonner […] En somme, cette histoire globale, à la recherche des connexions, interactions ou bifurcations, à différentes échelles, est bien une histoire « totale » mais « située » : elle se distingue de l’histoire totale ou de la « synthèse » de nos aînés en ce qu’elle bâtit son questionnaire depuis un point d’observation situé […] ; elle ne prétend donc pas reformuler un grand récit explicatif d’ensemble. Le vocabulaire ne doit pas induire en erreur : global ne signifie pas totalisant […]
On consultera également sur la Cliothèque, la recension par Laurence de Cock de l’Histoire-globale-un autre regard sur le monde, coordonnée par Laurent Testot, celle de Marie-Anne Vandroy-Schaumasse sur les Essais d’histoire globale coordonnés par Chloé Maurel, celle de Dominique Pascaud sur L’Histoire Economique Globale de Philippe Norel, celle d’Emmanuel Didier-Fèvre sur L’Histoire, pour quoi faire ? de Serge Gruzinski, celle consacrée au Manuel d’histoire globale de Chloé Maurel, le CR de Jean-Michel Crosnier sur une histoire globale de la Grande guerre (Blois 2013), celui de Laurent Gayme et Bruno Modica sur une , etc.