Le texte présenté est un large extrait d’un article publié en page une du quotidien L’Auto. Fondé en  Octobre 1900, L’Auto s’est rapidement imposé comme Le journal français consacré au sport.

Publié dans l’édition du 17 août 1936, l’article a été rédigé la veille, le 16 Août, jour de la clôture des Jeux Olympiques de Berlin. L’auteur n’est autre que le rédacteur en chef du journal, envoyé spécial à Berlin,  Jacques Goddet [1905-2000]. Celui-ci a succédé à Henri Desgrange à la tête de L’Auto en 1931 et il  est devenu directeur du Tour de France en 1936, poste qu’il a conservé jusqu’en 1987.

Faisant le bilan des J.O de Berlin, Jacques Goddet reconnaît que les Jeux furent une grande réussite  sportive mais déplore leur  instrumentalisation politique par le régime hitlérien : « Nous quittons Berlin et sa pluie de drapeaux, bouleversés et inquiets. On s’est servi du Sport. On ne l’a pas servi ».

En 1936, le diagnostic de Jacques Goddet était juste mais  depuis cette date, il semble qu’on  n’ait guère trouvé de solution à cet usage politique de l’idéal olympique…


LES JEUX DÉFIGURÉS  


Par notre rédacteur en chef Jacques GODDET

Berlin, 16 août (par téléphone)

L’allégresse secoue Berlin. Dans des chants, dans des beuveries, dans des cortèges, l’orgueil allemand s’exalte bruyant, bon enfant, et cette liesse populaire, c’est la reconnaissance d’un peuple fier d’une grande réussite, vers celui qui l’a voulu.

Pour la onzième fois, la jeunesse du monde a confronté ceux qui représentent son élite physique. Dans des tournois gigantesques, les races ont pris la mesure de leur évolution en ce qui concerne le corps humain.

En spectacle et en résultats purement musculaires, le succès peut être considéré comme complet pour qui veut juger ces athlètes de sélection comme des bêtes de trait et non pas seulement comme des hommes.

***

Ainsi, triomphe populaire, triomphe musculaire, les Jeux de Berlin semblent avoir servi merveilleusement la cause du sport. Hélas !

JAMAIS ENCORE LE SPORT N’Y AVAIT ÉTÉ AUSSI PROFONDEMENT DÉFIGURÉ!

Nous quittons Berlin et sa pluie de drapeaux, bouleversés et inquiets. On s’est servi du Sport. On ne l’a pas servi.

L’idéal de M. de Coubertin s’est évanoui. De l’idée olympique, seule reste la compétition, passionnante, d’ailleurs.

En revenant de Los Angeles, j’avais jeté un cri d’alarme. Les Jeux Olympiques y étaient le prétexte d’une publicité intensive pour une région dont la seule beauté est un climat merveilleusement tempéré, mais qui envie sans l’approcher repétons-le aux millions de Français qui se laissent griser par le nom d’une province lointaine comme celui de cette Californie — notre incomparable Côte d’Azur.
L’important, était que les télégrammes et le téléphone lançassent au monde entier entier ces mots :  » Los Angeles : ciel constamment bleu ; Californie : délice de respirer, meilleur rendement humain… »

Après une criante publicité régionale vient une grandiose manifestation pour un régime politique national. Et, dans quatre ans, à Tokio, qu’aurons-nous ? L’hymne de toute une race, la race jaune.

La progression continue, menaçante. Je propose que les Jeux de 1944 soient confiés à la planète Mars. Après ? On verra bien.

Voilà où en est la situation. Les Jeux ne sont plus un but, ils sont devenus un moyen, un agent. Les membres du Comité International Olympique ne sont plus des gentilhommes du sport, libres d’esprit, ils sont des représentants des gouvernements. L’organisation sportive a laissé la place à l’organisation gouvernementale. On ne l’a que trop vu dans les débats diplomatiques qui opposèrent, il y a quelques mois, le Japon à l’Italie. La désignation de la ville qui obtiendrait les Jeux de 1940 se débattit dans les bureaux des ministères des Affaires étrangères.

Halte-là! Le sport doit être soutenu par les dirigeants d’un pays. Il ne doit pas leur être soumis.

Il n’est qu’un moyen, après Tokio s’il en est encore temps, de sauver les Jeux Olympiques Modernes : Recommencer. Repartons en 1944 du calme Péloponèse, allons apporter ces joutes du corps à l’ombre du temple de Zeus, en Olympie même. Puis, montons, en 1948, vers la contrée simple de Finlande. Quatre après, redonnons à la seule grande nation qui conserve la notion du sport, appui social, la chance de replacer les Jeux sur leur vrai plan, tout en recevant l’hommage populaire des masses : l’Angleterre, terre de tradition.

Nous aurons ainsi seize années pour réfléchir aux erreurs éclatantes qui viennent de transformer les Jeux Olympiques en une foire destinée à montrer au monde entier la force de réalisation d’un régime et la soumission d’un peuple à un maître. [,…]

Jacques Goddet, les jeux défigurés, journal L’Auto, 17 août 1936, page 1, extraits

(Note : l’orthographe de l’article a été respectée)