Les Jeux Olympiques de Berlin de 1936 constituèrent un sommet de l’instrumentalisation du sport à des fins de propagande à l’intérieur et d’affirmation de la puissance à l’extérieur. La contradiction entre l’idéologie nazie et l’idéal olympique fut mis en évidence dès la mise en place du régime hitlérien et suscita de nombreuses protestations à travers le monde.
Le C.I.O ayant refusé de confier l’organisation des Jeux à un autre pays, l’idée se fit jour parmi les organisations sportives ouvrières et de gauche d’organiser des Jeux alternatifs « antifascistes » dans une autre ville. Après la victoire du « Frente Popular » en Espagne au mois en février 1936, Barcelone proposa d’organiser les « Olympiades Populaires » à partir du 19 juillet 1936, soit moins de deux semaines avant l’ouverture des Jeux de Berlin. Barcelone avait déposé sa candidature au C.I.O en 1928 mais c’est justement Berlin qui avait été retenue. Outre la dimension antifasciste de l’événement, il s’agissait aussi pour la Catalogne d’affirmer son identité nationale…
L’article présenté a été publié dans le magazine Regards créé en 1932, qui fut avec Vu un magazine pionnier du photojournalisme en France. Proche du P.C.F, l’article de Regards reprend des arguments contre les J.O de Berlin déjà développés dans la presse communiste, en premier lieu dans L’Humanité.
Mais l’originalité de l’article est ailleurs. L’article, publié dans le numéro daté du 23 juillet 1936, a sans doute été écrit un ou deux jours plus tôt, au moment du soulèvement militaire contre la République, le 18 juillet 1936. La guerre civile commence et les Olympiades Populaires sont donc annulées. Le journaliste affirme ici le contraire, moins semble-t-il pour tromper le lecteur que par absence d’informations fiables venues de Barcelone, à un moment où la situation en Espagne est très confuse.
Nous avons ici un bel exemple d’article de presse qui, rattrapé par l’actualité brûlante, perd sur le champ de son actualité… De fait, dans la presse des jours et des semaines suivantes, les Olympiades populaires de Barcelone n’occupèrent plus guère d’espace, concurrencées par le Tour de France 1936, la guerre civile espagnole et… les Jeux Olympiques de Berlin. Et le combat entre fascisme et l’anti-fascisme allait désormais se dérouler sur un autre terrain…
BARCELONE OUI ! BERLIN NON !
Malgré les tentatives insurrectionnelles des provocateurs fascistes, dont la Catalogne elle-même a ressenti le contre-coup, les Jeux populaires de Barcelone sont commencés. Des milliers d’athlètes sont réunis sur le stade de Monjuich. Ils s’y mesurent en cent compétitions diverses. Le sport, le sport seul, permet de distinguer les meilleurs. Un grand principe a dominé toute l’organisation de cette fête magnifique : la Liberté.
Ces jeux rejoignent vraiment ceux de l’antiquité, par leur ampleur et la noblesse de leur inspiration. Aussi, par ces spectacles de danse, par ces festivals de musique, qui nous ramènent à la plus haute civilisation grecque et renouvellent pour les hommes de notre temps les triomphales solennités d’Olympie.
Il y a, dans ce qu’on appelle l’honnêteté sportive, quelque chose d’irrésistible, Pourquoi nier que les Jeux de Barcelone, lorsqu’ils n’étaient encore qu’à l’état de suggestion, de projet, rencontrèrent dans tel ou tel milieu, certaines hostilités sourdes, certaines réticences indéfinies et par là même plus difficiles à vaincre ? Certes, dans tous les pays, toute la masse des peuples, tous les groupements sportifs ouvriers, avaient accueilli avec joie la nouvelle de ces jeux ; mais, par contre, dans certaines classes de la société, prévenues contre tout ce qui présente un aspect démocratique, on rencontrait des pontifes qui vous disaient :
— Les jeux de Barcelone ? Peuh ! Ce ne sera rien. Quelques dizaines de coureurs de quatrième zone sur un terrain galeux, un millier de spectateurs vite lassés. voilà ce que ce sera.
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Depuis, chez ceux-là, on a assisté à un revirement total. Loin de notre pensée de vouloir les railler, puisqu’ils ne méritent que des éloges. Devant les faits, ils ont reconnu leur erreur et on les a vus, par la suite, très souvent, souhaiter que les Fêtes de la Capitale catalane remportent le plus grand succès.
Impossible, en raison de leur diversité, de rappeler tous les symptômes de ce revirement. Deux d’entre eux furent pourtant très significatifs. D’abord, le fait qu’à la Chambre personne n’osa protester à droite contre l’affectation d’un crédit de 600.000 francs aux organisations françaises qui envoient des athlètes à Barcelone. Ensuite, la décision énergique prise par la Fédération Française d’Athlétisme (malgré l’avis défavorable de la Fédération Internationale) de participer aux Jeux. On dira que cette décision a été imposée à la 2 F. A par le danger de voir un grand nombre de ses membres si elle s’obstinait dans son refus, passer dans les rangs de la F.S.G.T. Mais qu’importe ! Va-t-on reprocher à la 2 F. A. d’avoir vu juste ?
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Passons aux « Jeux » de Berlin. Et dénonçons tout de suite une manœuvre qui consiste à accréditer dans l’opinion l’idée que les Jeux de Barcelone n’ont été organisés que par concurrence contre eux. C’est évidemment faux. Une concurrence, comme le mot l’indique, implique la simultanéité. Si l’on veut engager la discussion sur ce terrain, on n’aboutira qu’à des conclusions absurdes. Supposez, dans une rue, deux restaurants voisins. L’un annonce qu’il servira demain des nids d’hirondelles. L’autre affiche pour aujourd’hui du beafsteak aux pommes. Est-ce que celui-ci fait concurrence à celui-là ? Non.
Seulement, on a le droit d’aimer le beafsteak et de ne pas aimer les nids d’hirondelles. C’est toute la question.
On a le droit d’aimer les Jeux de Barcelone, et de ne pas aimer les « Jeux » (sic) de Berlin. On a le droit de prendre cette semaine le train pour Barcelone, sans que cela comporte l’obligation de prendre dans quinze jours un autre train, dans la direction opposée, pour Berlin.
Pourquoi les agences de tourisme, les gares, ont-elles délivré tant de billets pour Barcelone, pourquoi en délivrent-elles si peu pour Berlin ? Parce que les jeux de Barcelone correspondent exactement à l’idée olympique, parce qu’à mesure que les jours passent, les Jeux de Berlin dénotent une conception diamétralement opposée.
On lit dans la Constitution Olympique de 1894 : « Les Jeux Olympiques doivent amener la paix, l’union et la compréhension réciproque entre divers groupes et divers peuples. Leur but est la solidarité entre toutes les nations et toutes les races dans une compétition sportive disputée avec honneur. »
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Comment concilier cette déclaration avec les procédés employés par l’Allemagne en vue de la préparation de ses propres athlètes ? Là-bas, avec l’avènement du fascisme, toutes les organisations sportives ouvrières ont été dissoutes. Des athlètes qui n’avaient commis d’autre crime que de vouloir préserver les manifestations sportives de toute influence politique, ont été emprisonnés, enfermés dans des camps de concentration, parfois même exécutés.
Seuls subsistent en Allemagne les clubs sportifs nationaux-socialistes. Le sport nazi est conçu d’après des principes de dictature et de commandement militaire : est-ce compatible avec l’esprit olympique, avec la notion du sport libre ?
Depuis le 1″ janvier 1934, tous les gymnastes, tous les sportifs doivent suivre les cours politiques du national- socialisme, résumés dans un livre de 400 pages, la Deutschkunde.
Tous les sportifs candidats à une fonction quelconque sont obligés de subir un examen sur le contenu de ce livre. En outre, aucun prix ne peut être attribué aux vainqueurs des matches, s’ils n’ont pas préalablement satisfait à un examen sur le contenu de la Deutschkunde.
Mais, dira-t-on, si ce livre est un manuel sportif, quelle critique peut-on faire ? N’est il pas logique qu’un pays cherche à cultiver l’intelligence des sportifs en même temps que leur corps ?
Attendez.
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Ici, nous ne commentons plus. Nous voulons nous borner à citer. Voici quelques extraits :
» Tous les exercices sont adaptés à la réalité, comme l’exigent les positions du soldat dans la bataille. C’est ainsi que l’entraînement aux agrès devient un moyen important pour l’élévation de notre capacité de combat. »
(Deutschkunde, p. 386.)» Seule une armée vigoureuse qui puise ses forces dans l’esprit belliqueux, dans les sentiments de l’honneur national et des vigueurs corporelles, garantit l’Etat
et l’économie nationale d’un peuple.« Ainsi il n’y a qu’une seule réponse : Le gymnaste et le sportif allemands ont conscience de n’être qu’une partie de l’Etat national-socialiste. (Deutschkunde, p. 71-72.)
« Les dirigeants sportifs juifs et ceux qui sont pourris par le judaïsme, les pacifistes et les » réconciliateurs » des peuples, les pan-européens à la Coudenhove- Kalergi n’ont pas de place dans la patrie allemande.
» Ils sont pires que le choléra, la tuberculose, la syphilis, pires que les hordes incendiaires des Kalmouks, pires que l’incendie, la famine, l’inondation, les grandes sécheresses, pires que les invasions de sauterelles, les gaz asphyxiants, pires que tout cela, car ces éléments-là ne détruisent que des Allemands, alors que les Juifs anéantissent l’Allemagne elle-même. » (Cahier -46 de la Bibliothèque nationale socialiste, chez Franz Eher, à Munich.)
La Paix ? « .C’est un esprit international judéo-anglo-franco-yankee-nègre, avec toutes ses dégénérescences et symptômes de déchéance dans le domaine spirituel, traditionnel, politique et économique. »
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Inutile d’insister, n’est-ce pas? Qu’on veuille bien comparer ces déclarations avec le texte de la Constitution olympique, et l’on verra s’il est possible de prendre au sérieux les Jeux de Berlin.
Encore ne voulons-nous pas faire état, faute de les avoir personnellement contrôlées, d’informations puisées à la meilleure source et selon lesquelles des précautions ont été prises pour que les brigades d’acclamations reçoivent les délégations étrangères avec enthousiasme ou avec froideur, selon les cas ; pour que les visiteurs allemands des Jeux Olympiques s’habillent de préférence « en civil », pour que les « éléments douteux » soient arrêtés en masse avant l’arrivée des touristes étrangers… L’Internationale ouvrière sportive socialiste, l’Internationale du Sport rouge ont déjà pris l’initiative d’une protestation solennelle. Leur appel a été entendu, même par certains grands champions qui ont refusé de se rendre à Berlin.
Pour nous, nous ne voulons pas donner d’autre conseil que celui-ci : Allez à Barcelone. Plus que jamais, allez-y.
– Et Berlin ?
– Faites comme vous voulez. Mais je souhaite après tout que l’un de vous y aille. Pour qu’il nous dise en revenant s’il est exact que la cloche olympique a la forme d’un éteignoir.
G. YVETON.
REGARDS, n° 132, 23 juillet 1936, Pages 3 et 4