MAI-68

Ce que n’est pas une vie normale.

« Ce que n’est pas une vie normale.
Avoir 20 ans et vivre en potache.
Ne pas pouvoir recevoir son père ou son frère dans sa chambre mais dans un foyer totalement impersonnel.
Demander l’autorisation pour danser dans un foyer qui nous est réservé.
Vivre dans une ambiance malsaine parce que la société qui veille sur nous a peur des « abus » de la jeunesse.
Enregistrer bêtement et passivement la culture imposée.
Mener une vie misérable dans tous les sens du terme, faire un travail au noir pour payer ses études ou sa piaule.
Abandonner ses études après trois ans en cité parce qu’on est incapable de les payer.
Ce qu’est une vie normale.
Vivre libre et être responsable.
Être respecté au même titre que n’importe quel citoyen.
Avoir les mêmes droits et les mêmes responsabilités, que l’on soit un garçon ou une fille.
Faire de la cité un lieu d’animation culturelle et de création artistique qui soit le fait des étudiants.
Pourvoir arriver au terme de ses études sans être aidé financièrement par papa.
Pouvoir discuter sur un pied d’égalité avec l’administration et ne pas recevoir de bonbons pour nous faire plaisir.
Si vous contestez ou si vous approuvez la politique menée, manifestez-vous, exprimez-vous.
Réunion d’information avec un délégué de la MNEF

Au foyer F jeudi 8 février [1967] à 20 h 30 ».

«Tract de l’« Association des Résidents de la Cité universitaire de Nanterre» (ARCUN) rapporté par Emmanuelle LOYER, Mai 68 dans le texte. Bruxelles, Complexe, coll. « De source sûre », 2008

Les techniques de manifestation

« (…) Lorsque les deux groupes sont face à face en terrain découvert, ce qui, pratiquement, a toujours été le cas avant la nuit du 10 au 11 mai, l’arrière du cortège commence à dépaver les rues. Là encore, il s’agit d’une technique simple et nouvelle. L’outil, on le trouve sur place : c’est le plus souvent, un morceau de grille d’arbre. Lorsque les pavés sont descellés, on fait la chaîne pour les faire passer à l’avant de la manifestation. L’utilisation du pavé est une nouveauté et se révèle très efficace (…).

La riposte des policiers est aussi simple. Ils lancent à la main une première volée de grenades lacrymogènes, pour former un écran sur toute la largeur de la rue. Une seconde volée est envoyée, une dizaine de mètres plus loin, au lance-grenades, pour séparer l’avant de la manifestation du gros du cortège. Pendant ce temps, les étudiants ont pu lancer plusieurs salves de pavés.

C’est en général à ce moment que démarre la première charge. L’attaque des ailes est, en principe, réservée aux sections spéciales qui ont pour mission de briser le front. C’est là qu’ont lieu, en général, les matraquages les plus aveugles et les plus violents. (…) »

René BACKMANN, « Les techniques des manifestations », in Le Nouvel Observateur, 15 mai 1968, cité par Emmanuelle LOYER, Mai 68 dans le texte. Bruxelles, Complexe, coll. « De source sûre », 2008

Répression policière

« Toute l’opinion est bouleversée par la répression policière sauvage qui s’est abattue sur les étudiants et les universitaires du quartier latin. (…) Les organisations syndicales CFDT, CGT, FEN, CGT-FO et CGC ont proclamé la grève générale de vingt-quatre heures pour le lundi 13 mai 1968. L’UNEF, l’UGE et le SNESup poursuivent leur grève. (…)

Au nom de la solidarité qui unit les étudiants, les enseignants et l’ensemble des travailleurs contre la répression policière, pour l’amnistie des manifestants condamnés et la renonciation à toute poursuite judiciaire, administrative ou universitaire, pour les libertés syndicales et politiques et pour l’aboutissement de leurs aspirations communes (…), les organisations syndicales de la région parisienne UNEF, UGE, SNESup, FEN et CFDT appellent les étudiants, les enseignants, les travailleurs, toute la population à manifester en masse lundi 13 mai 1968, dans l’après-midi, de la place de la République à la place Denfert-Rochereau. »

Appel intersyndical à la grève du 13 mai, communiqué du 11 mai au matin, publié dans Le Monde, 15 mai 1968, et rapporté par Emmanuelle LOYER, Mai 68 dans le texte. Bruxelles, Complexe, coll. « De source sûre », 2008

Revendications des immigrés

« – suppression des contrats provisoires ;
– non à la discrimination dans la promotion sociale ;
– non à la discrimination dans l’emploi ;
– aucune restriction dans l’exercice des responsabilités syndicales et dans les organismes sociaux ;
– une juste distribution du logement ; (…)
– une seule carte de travail valable pour toutes les professions ;
– pour les élections des délégués du personnel et du CE, être électeurs et elligibles [sic] dans les mêmes conditions que les travailleurs français ; (…)
qu’un vaste programme soit entrepris au niveau du ministère de l’Éducation nationale, en accord avec les organisations syndicales, pour l’alphabétisation des travailleurs immigrés ;
– [mention manuscrite :] régime unique de Sécurité sociale pour tous sans distinction d’origine. »

Revendications des travailleurs immigrés de chez Renault, 26 mai 1968, Archives confédérales CFDT 7 H58, cité dans Xavier VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines. Rennes, PUR, 2007, rapporté par Emmanuelle LOYER, Mai 68 dans le texte. Bruxelles, Complexe, coll. « De source sûre », 2008

L’imagination prend le pouvoir.

« L’imagination prend le pouvoir.
La lutte révolutionnaire des travailleurs et des étudiants qui est née dans la rue s’étend maintenant aux lieux de travail et aux pseudo-valeurs de la société de consommation. Hier Sud-Aviation à Nantes, aujourd’hui le Théâtre dit « de France », l’Odéon.
Le théâtre, le cinéma, la peinture, la littérature, etc., sont devenus des industries accaparées par une « élite » dans un but d’aliénation et de mercantilisme.
Sabotez l’industrie culturelle.
Occupez et détruisez les institutions.
Réinventez la vie.
L’art c’est vous !
La révolution c’est vous !
Entrée libre
A l’ex-théâtre de France, à partir d’aujourd’hui. »

Tract du Comité d’action révolutionnaire du Théâtre de l’Odéon, 16 mai 1968, cité en annexe de la thèse de Marie-Ange RAUCH-LEPAGE, Le Théâtre en 1968, Histoire d’une crise, thèse de doctorat de lettres et sciences humaines sous la direction de Robert Abrichared, Paris-X, 1994, rapporté par Emmanuelle LOYER, Mai 68 dans le texte. Bruxelles, Complexe, coll. « De source sûre », 2008

Interventions publiques tenues au Théâtre de l’Odéon

« (…) UN TOURISTE ANGLAIS [25 mai 1968] : Je demande qu’à l’Odéon le sujet soit plus large et ne s’en tienne pas seulement à la France !
UN COMMERÇANT GAULLISTE : Les étudiants et les ouvriers ont les mêmes intérêts : on est étudiant pour ne pas être ouvrier. (Huées)
REPONSE D’UN ETUDIANT : La question n’est pas là ; le problème c’est qu’un ouvrier puisse étudier… (Vifs applaudissements)
UN OUVRIER : Le bourgeois n’est pas un ouvrier qui a réussi : c’est avant tout un état d’esprit. Le problème est de changer les structures profondes, être des gens qui pensent. Dans la société américaine, l’ouvrier a un grand confort, mais il ne pense pas. Je demande qu’on puisse faire vivre sa famille en travaillant normalement, et en ayant le temps de vivre, au sens large du terme, c’est-à-dire aussi de penser… (Applaudissements)
UN GARÇON DE CAFE : Je gagne 1 400 francs par mois. J’ai deux enfants, je pars de chez moi à 8h, je rentre à 10 heures du soir. Je vois mes enfants une fois par semaine. Eh bien, je trouve ça payer trop cher sa vie ! (Ovations)
UN REPRESENTANT DE COMMERCE : L’abrutissement des gens est méthodiquement organisé par le gouvernement, par exemple à la télévision. Un monde capitaliste ne peut pas accepter la critique car il se détruirait lui-même…
LE COMMERÇANT GAULLISTE : C’est faux ! La preuve c’est qu’on vous laisse parler à l’Odéon !
LE REPRESENTANT DE COMMERCE : Pour le moment, le pouvoir a trop de soucis avec les grèves. Mais dès que le travail reprendra, vous verrez qu’il nous enverra les CRS.

UN MEDECIN MARXISTE [29 mai 1968] : (Il commence par la traditionnelle critique marxiste du capitalisme.) Le Parti communiste représente la seule force vraiment révolutionnaire. Votre mouvement va tout droit au fascisme. (Sifflements) Vous faites du néocapitalisme, parce qu’en niant tout, vous ne niez rien. Vos idéaux sont ceux d’Hitler et Mussolini (Hurlements dans la salle) : oui, c’est le même romantisme nihiliste à la base ! Vous vous coupez du communisme parce que vous en avez peur ! (Cris d’indignation)
UNE FEMME DE CINQUANTE ANS : Il faut s’en référer au christianisme : lui seul peut nous sauver ! (Crise de fou-rire dans la salle) Il faut construire avec l’aide de Dieu ! (Nouveaux rires et sifflets) Votre mouvement s’enlise, car il est plein de tendances qui s’opposent : seule la foi pourrait les unifier ! (…)
UN OUVRIER ESPAGNOL (…) : Tout ce que vous dites, et d’ailleurs tout ce qu’on dit en général dans cette salle, est très loin des réalités de la rue. (Applaudissements et protestations) Vous feriez mieux de parler des salaires qui sont diminués pour les grévistes. C’est beaucoup plus urgent !
[UN] ETUDIANT : On n’a pas fait les barricades pour une augmentation de salaire ! Pour ça, il suffisait de faire une grève comme il y en a eu tant, en allant une fois encore, comme des moutons, à l’appel des syndicats, de la Bastille à la République ! Cette fois les rues ne servent plus aux défilés de cocus pacifiques, elles servent au dépavage et à la résistance aux flics. (Ovations). (…)
LE MEDECIN COMMUNISTE : Vous ne semblez pas comprendre que le fascisme est sur le point de triompher ; ce n’est pas en discutant de la sorte que vous l’arrêterez !
[UN] IMPRIMEUR : Vous parlez toujours de fascisme, mais c’est encore une formule, une étiquette : on en a marre des étiquettes ! (Énorme ovation) Vous agitez le fascisme comme un épouvantail, mais c’est un fantôme : c’est celui de Mussolini et de ses adeptes. De Gaulle n’est pas le fascisme : c’est le gaullisme, et c’est déjà pas mal. (Applaudissements et rires) (…)
QUELQU’UN DANS LA SALLE : Beaucoup de chrétiens sont au premier rang de la révolution : il faut que le mouvement affirme ouvertement qu’il ne les rejette pas. (…) Il y a même des curés qui sont avec nous !
DANS LA SALLE : Allons à Notre-Dame pour donner à bouffer aux enfants des grévistes !
LA « BIGOTE » : Nous sommes tous frères ! (Hurlements, on veut la sortir, le service d’ordre intervient pour calmer la salle) ».

Extraits des transcriptions des interventions publiques tenues au Théâtre de l’Odéon cités par Patrick RAVIGNANT, L’Odéon est ouvert. Paris, Stock, 1968, rapportés par Emmanuelle LOYER, Mai 68 dans le texte. Bruxelles, Complexe, coll. « De source sûre », 2008

« on est allé voir la CGT et elle n’a pas le temps de s’occuper de nous »

« On voyait arriver des ouvriers sous le porche de la Fac ; il y en a qui demandaient à rencontrer des étudiants, le comité d’action… Il faut bien comprendre que ce sont les petites entreprises qui sont venues parce qu’elles n’avaient pas forcément de syndicats. Je ne sais pas si c’est la vérité mais je me souviens que plusieurs fois les ouvriers qui sont venus nous ont dit : « on est allé voir la CGT et elle n’a pas le temps de s’occuper de nous » ».

Paysans et étudiants

« [L’Amphi] Donzelot a eu un effet utile pour certains. Petit à petit, et un certain nombre de fois, des gens d’ailleurs, des gens qui n’avaient pas l’occasion de parler de leurs problèmes, sont venus en parler à [l’amphi] Donzelot.

Ce qui était touchant, c’étaient les témoignages d’un ouvrier ou d’un employé que le mouvement de la Faculté avait mis en confiance pour parler de ses problèmes. Par exemple, un certain nombre de personnes de Weil était venu en parler. Les femmes racontaient comment leur journée se passait ; qu’il fallait par exemple demander un ticket pour aller aux toilettes et qu’elles ne pouvaient pas y aller plus de trois fois par jour… Cela avait sidéré les gens de la fac qui avaient toute la liberté de circuler à l’intérieur de la fac ».

« Je me souviens d’une façon assez extraordinairement claire de l’arrivée (…) de paysans (notamment des jeunes du CDJA qui avaient 25-30 ans). Je les vois arriver à la fac et discuter avec nous.

Lors d’une soirée sur la pelouse, il y a eu une discussion sur « Que penser de la situation des agriculteurs ? » Je me souviens même avoir essayé de répondre à cette question parce que j’avais étudié en prépa l’agriculture française. Cela avait épaté les jeunes agriculteurs que des étudiants puissent parler de la paysannerie, de la lutte des classes et de la situation d’alors en France ».

D’après les témoignages recueillis et publiés par Nadège FAIVRE, Mai 68 à la Faculté des Lettres de Besançon. Besançon, Université de Franche-Comté, mémoire de maîtrise [direction : François Marcot], 1996

Mai 68 : allocution du 30 mai

Côté gaulliste. Durant les événements de mai 68, le pouvoir gaullien semble quelque peu pris de court, un flottement dont la gauche entend profiter. Le 29 mai, le Général disparaît une journée durant pour se rendre à Baden-Baden auprès du général Massu. Le 30 mai enfin, il s’adresse aux Français lors d’une allocution radiodiffusée.

« Françaises, Français,

Etant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j’ai envisagé, depuis vingt-quatre heures, toutes les éventualités, sans exception, qui me permettraient de la maintenir. J’ai pris mes résolutions.

Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J’ai un mandat du peuple, je le remplirai.

Je ne changerai pas le Premier ministre, dont la valeur, la solidité, la capacité, méritent l’hommage de tous. Il me proposera les changements qui lui paraîtront utiles dans la composition du Gouvernement.

Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale.

J’ai proposé au pays un référendum qui donnait aux citoyens l’occasion de prescrire une réforme profonde de notre économie et de notre Université et, en même temps, de dire s’ils me gardaient leur confiance, ou non, par la seule voie acceptable, celle de la démocratie. Je constate que la situation actuelle empêche matériellement qu’il y soit procédé. C’est pourquoi j’en diffère la date. Quant aux élections législatives, elles auront lieu dans les délais prévus par la Constitution, à moins qu’on entende bâillonner le peuple français tout entier, en l’empêchant de s’exprimer en même temps qu’on l’empêche de vivre, par les mêmes moyens qu’on empêche les étudiants d’étudier, les enseignants d’enseigner, les travailleurs de travailler. Ces moyens, ce sont l’intimidation, l’intoxication et la tyrannie exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence et par un parti qui est une entreprise totalitaire, même s’il a déjà des rivaux à cet égard.

Si donc cette situation de force se maintient, je devrai pour maintenir la République prendre, conformément à la Constitution, d’autres voies que le scrutin immédiat du pays. En tout cas, partout et tout de suite, il faut que s’organise l’action civique. Cela doit se faire pour aider le Gouvernement d’abord, puis localement les préfets, devenus ou redevenus commissaires de la République, dans leur tâche qui consiste à assurer autant que possible l’existence de la population et à empêcher la subversion à tout moment et en tous lieux.

La France, en effet, est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir qui s’imposerait dans le désespoir national, lequel pouvoir serait alors évidemment et essentiellement celui du vainqueur, c’est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement, on le colorerait, pour commencer, d’une apparence trompeuse en utilisant l’ambition et la haine de politiciens au rancart. Après quoi, ces personnages ne pèseraient pas plus que leur poids qui ne serait pas lourd.

Eh bien ! Non ! La République n’abdiquera pas. Le peuple se ressaisira. Le progrès, l’indépendance et la paix l’emporteront avec la liberté.

Vive la République !
Vive la France ! »

Charles de Gaulle, Allocution du 30 mai 1968, Documents ministériels, tome 4, 1966-1969, Plon, Paris, 1970, pp. 292-293.

Mai 1968 : Interview télévisée du général de Gaulle, 7 juin 1968

« (…) Le 29 mai, j’ai eu la tentation de me retirer. Et puis, en même temps, j’ai pensé que si je partais, la subversion menaçante devait déferler et emporter la République. Alors, une fois de plus, je me suis résolu. Vous savez, depuis quelque chose comme trente ans que j’ai affaire à l’Histoire, il m’est arrivé quelquefois de me demander si je ne devais pas la quitter. (…)

Alors, le 29 mai, je me suis interrogé moi-même et puis, le 30 mai, ayant dit au pays ce que j’avais à lui dire et ayant reçu sa réponse sous la forme de l’immense marée humaine de la Concorde et des Champs-Elysées et, ensuite, de tous les cortèges magnifiques qui se sont produits dans tant de villes, j’ai compris que mon appel avait donné la signal du salut et je me suis senti consolidé dans ma résolution par la volonté des Français (…)

-Mon général, depuis le déclenchement de cette crise, il y a une chose qui a énormément frappé l’opinion, c’est de ne pas avoir prévu cette crise…

-(…) En dépit, et peut-être à cause des progrès immenses qui ont été accomplis depuis dix ans, de la paix qui est complètement rétablie et d’une situation internationale incomparable, eh bien ! en effet, une explosion s’est produite et elle s’est produite, bien sûr, dans le milieu où cela devait se produire, c’est-à-dire dans le milieu universitaire.

Cette explosion a été provoquée par quelques groupes, quelques groupes qui se révoltent contre la société moderne, contre la société de consommation (…) Des groupes qui ne savent pas du tout, d’ailleurs, par quoi ils la remplaceraient, mais qui se délectent de négation, de destruction, de violence, d’anarchie, qui arborent le drapeau noir.

Par contagion, à partir de là, il s’est produit la même chose dans certaines usines, et naturellement, là aussi parmi les jeunes. »

Mai 68, côté gauchiste

Le 22 mars 1968, les étudiants gauchistes occupent la salle du Conseil de faculté de l’université de Nanterres. Dans un tract daté du 18 juin 1968, ce mouvement s’amuse à plagier l’appel du général de Gaulle.

« Les chefs qui depuis le 13 mai 1958 sont à la tête des armées françaises ont formé un gouvernement. Ce gouvernement alléguant notre défaite s’est mis en rapport avec les chefs de l’OAS pour nous faire cesser le combat.

Certes, nous avons été submergés par les forces mécaniques, terrestres, aériennes et hertziennes de l’ennemi. Infiniment plus que leur nombre et leur matériel, c’est le martèlement des bottes sur les écrans de télévision et l’intoxication massive de la presse et des radios qui nous font reculer.

Ce sont les complicités manifestes et la rapidité des recours à l’illégalité qui nous ont surpris au point de nous amener où nous sommes aujourd’hui. Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? Le recul est-il définitif ? Non.

Nous qui vous parlons en connaissance de cause, nous vous disons que rien n’est perdu pour la révolution.

Nous avons encore de nombreux moyens de faire venir un jour la victoire car les étudiants ne sont pas seuls, ils ont l’ensemble de la classe ouvrière avec eux. Ils peuvent faire bloc avec elle pour tenir et continuer la lutte. Ensemble, étudiants et ouvriers, nous pourrons libérer et utiliser l’immense industrie des usines et des facultés.

Cette révolution n’est pas limitée à notre pays. Cette révolution n’est pas tranchée par les journées de mai. Cette révolution est une révolution mondiale. Toutes les fautes, tous les retards n’empêchent pas qu’il y ait dans l’univers tous les moyens pour écraser notre ennemi.

Atteint (sic) aujourd’hui par notre faiblesse mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force révolutionnaire supérieure. Le destin du monde est là.

Le Mouvement du 22 mars invite tous les révolutionnaires qui se trouvent en territoire français ou qui viendraient à s’y trouver avec leurs armes ou sans leurs armes, travailleurs et étudiants, à s’organiser.

Quoi qu’il arrive, la flamme de la révolution populaire ne doit s’éteindre et ne s’éteindra pas.

Demain comme aujourd’hui nous parlerons. »

Cité par Claude Fohlen, Mai 68, révolution ou psychodrame, PUF, Paris, 1973, p. 59.

Mai 1968. La CGT face au gauchisme

Les organisations gauchistes, des trotskistes aux maoïstes, très implantées dans les milieux étudiants et parmi les intellectuels, suscitent la méfiance du Parti communiste et celle de la CGT. Le syndicat s’inquiète du discours radical déployé par quelques leaders du mouvement de mai et préfère s’en tenir aux revendications classiques : augmentation des salaires, durée de travail, droits syndicaux. Cette position est encore défendue, lors du Comité confédéral national des 13 et 14 juin.

« Ce qui s’est passé, parmi les étudiants, et plus généralement dans le monde universitaire, nous a révélé à quel point était profonde, dans ces milieux, l’opposition à la politique gaulliste envers l’Université et vive l’exigence de réforme démocratique et moderne de l’enseignement qui figure dans le programme de la CGT avec les questions de formation professionnelle comme l’un de nos objectifs fondamentaux.
Ainsi, là aussi, les effets de la domination des monopoles, le sombre avenir qu’elle offre aux travailleurs manuels et intellectuels, à la jeunesse travailleuse et estudiantine ont engendré leur réaction contre le pouvoir gaulliste.

De ce point de vue et compte tenu de notre propre action en faveur de la réforme de l’enseignement et de la formation professionnelle, il y a entre les étudiants, les enseignants et les travailleurs une solidarité objective non dépourvue de signification de classe dans la mesure où elle intervient comme un stimulant d’une action commune contre le pouvoir avilissant du grand capital.

Cependant, alors que, dans la plupart des villes universitaires de province, le plus souvent tout s’est bien passé entre travailleurs et étudiants, l’expression commune de cette solidarité n’a pas été ce qu’elle aurait dû être à Paris où les entreprises du gauchisme ont réussi à influencer la direction de l’UNEF (Union nationale des étudiants de France) et du SNE-Sup (Syndicat des enseignants de l’enseignement supérieur) au point que certains de leurs représentants n’ont cessé de prétendre nous imposer leur théorie anarchiste, leur ligne aventuriste et leurs mots d’ordre provocateurs dans le but évident de monopoliser la direction du mouvement pour le fourvoyer dans une aventure.

En ayant toujours eu soin de distinguer ces éléments troubles de la masse des étudiants, en faisant tout ce qui pouvait dépendre de nous pour maintenir les rapports d’organisations, malgré la volonté de certains de nos partenaires de les rompre, nous avons dû combattre avec la plus grande fermeté contre les agissements de ces groupes gauchistes qui se sont révélés ouvertement au moment de l’issue victorieuse de l’action comme les principaux supports des manœuvres patronales et gouvernementales.

Nous regrettons sincèrement que les dirigeants de l’UNEF, plus exactement certains d’entre eux, aient en quelque sorte offert l’hospitalité et une tribune au sein de l’organisation syndicale des étudiants à tout ce que notre pays comptait de gauchistes, d’anarchistes, de trotskistes, de pro-chinois et autres fauteurs de troubles, qu’il était absolument indispensable de combattre.

Le mal qu’ils ont fait dans le milieu étudiant est sérieux, mais nous savons que le ressaisissement est en cours et que le moment approche où la CGT et l’UNEF pourront poursuivre, dans les meilleures conditions et dans le respect mutuel de l’indépendance respective des deux organisations et des engagements pris, leur coopération féconde au service des travailleurs, des étudiants et, plus généralement, de la démocratie. »

« La CGT et les étudiants », in La Vie ouvrière, 19 juin 1968, p. 11.
Cité par Olivier Wieviorka, Christophe Prochasson, La France du XXème siècle ; Documents d’histoire, Seuil, Paris, 1994, pp. 535-40.

La France en 1968

Conférence du 12 février 1969 prononcée au Cercle français de Genève

«Jetons un coup d’oeil en arrière et revoyons l’année 1968 et la situation de la France aux derniers jours d’avril.
Depuis dix ans, le général de Gaulle est au pouvoir. A l’extérieur, sa politique, si discutée soit-elle dans certains pays, ne cesse de remporter des succès. La volonté de rapprochement entre l’Europe de l’Ouest et celle de l’Est a rencontré un écho extraordinaire lors du voyage en Pologne (…). L’attitude vis-à-vis du Tiers Monde et la lutte contre la politique des blocs valent à la France prestige et amitiés (…). Les positions prises dès longtemps sur la guerre du Vietnam trouvent une confirmation éclatante dans l’acceptation, par les parties en présence, de Paris, comme siège de la Conférence dont devrait sortir la paix.

Sur le plan économique, la France, pour la première fois depuis cent ans, accepte les risques de la libre concurrence : les frontières douanières entre les Six du Marché commun vont s’abaisser le 1er juillet (…).

Sur le plan politique enfin, les élections de 1967 ont permis à l’opposition de gauche de renforcer ses positions et le Gouvernement paraît parfois en difficulté dans la mesure où il dépend d’une majorité non totalement homogène (…).

Et puis vient mai. Et brusquement tout est mis en cause. Des centaines de milliers de personnes défilent, le 13 mai, à l’appel des étudiants et des syndicats ; le 29 mai à l’appel du parti communiste réclamant le changement du pouvoir politique et la révolution totale. Le quartier Latin se hérisse de barricades et des heurts violents opposent les forces de l’ordre à une jeunesse déchaînée. La grève se déclenche puis s’étend jusqu’à paralyser les trois quarts de l’activité nationale. Aux yeux des observateurs, le Gouvernement n’a plus le contrôle du pays et les administrations elles-mêmes, en grève ou désorganisées, semblent obéir par avance à un nouveau pouvoir. Est-ce une révolution ? Est-ce la fin de la Ve République ?

L’heure n’est pas venue où je dirai l’action au jour le jour des autorités gouvernementales durant ce mois de mai. Ce que je puis affirmer ici, dussé-je surprendre, c’est que jamais, pas un instant, je n’ai douté de l’issue. Une seule force organisée était en mesure de tenter la prise du pouvoir par la force et, dans cette hypothèse, les précautions nécessaires étaient prises. Pour le reste, il suffit de tenir jusqu’au moment où l’opinion – et surtout l’opinion parisienne – mesurerait les dangers de sa légèreté initiale. C’est ce qui s’est produit le 30 mai à l’appel lancé par le président de la République (…).»

Georges Pompidou, Entretiens et discours (1968-1974), Flammarion, 1984, dans Histoire Terminale, collection «Quétel», Bordas, 1989, p. 416.