Il faut, même si c’est banal, souligner les trois grandes différences qui existent à mes yeux entre l’histoire immédiate et l’histoire des périodes antérieures. Il faut en particulier tenir compte de ces différences dans l’enseignement et dans la vulgarisation de l’histoire où leur ignorance, ou leur mépris, peuvent faire des ravages. A cet égard, l’histoire immédiate est autre et difficile :
1. A cause des documents et des sources.
Les sources sont surabondantes, il est difficile de les maîtriser, malgré le recours à l’informatique.
Beaucoup de sources restent longtemps inaccessibles. Les sources de 1’histoire immédiate ne sont pas immédiates.
Les médias constituent un nouveau type de sources très important et très particulier, et donnent lieu à des manipulations inédites contre lesquelles la critique des sources n’est souvent pas encore établie.
Il serait intéressant d’étudier les transformations liées à l’effacement du sermon comme média essentiel au Moyen Age, à la mise en place, de l’imprimerie à la télévision, des médias nouveaux.
Il faut enfin souligner les limites des progrès à première vue énormes de la documentation. L’historien du temps présent peut interroger les acteurs de l’histoire, du haut en bas de l’échelle sociale, mais l’histoire orale est une des plus fragiles qui existent. La photo, le film, le magnétophone ont multiplié les sources audiovisuelles de l’historien, et pourtant ; un événement exceptionnel qui s’est produit sous les yeux de milliers de spectateurs et de millions de téléspectateurs, l’assassinat de J.F Kennedy (1963), est resté une énigme alors que le meurtre de la plupart des grands hommes assassinés dans le passé nous a 1ivré son secret à travers les simples sources écrites.
2. La seconde différence vient de l’implication personnelle, de l’inévitable subjectivité qui s’impose dans l’histoire immédiate. L’historien pris entre son engage- ment personnel et le devoir professionnel d’objectivité a beaucoup de mal à les concilier honnêtement. Même si le passé déchaîne ses passions, il lui est plus facile de prendre de la distance car la distance du temps est objectivement présente. Ces problèmes sont particulièrement délicats pour la rédaction de l’histoire des périodes très récentes dans les manuels scolaires et dans leur enseignement.
3. L’ignorance du lendemain. Qu’ils le reconnaissent ou non, les historiens du passé sont très aidés par le fait qu’ils connaissent ce qui est arrivé ensuite. A ce sujet, je tente un plaidoyer pour l’emploi du futur historique qui est tout simplement l’aveu honnête de la connaissance qu’a un historien du futur réel de ce dont il parle et un moyen d’exposition utile et légitime. A condition, bien entendu, que 1’emploi du futur historique ne signifie pas que l’on considère le futur comme déterminé entièrement par le passé. A cet égard le cas de l’histoire immédiate privée de la connaissance du futur et du lendemain permet à l’historien de toutes époques de mieux apprécier le poids du hasard, la liberté contrôlée mais réelle des hommes, les choix, la diversité limitée mais existante des possibilités.
Je ne tenterai pas ici, de dire pourquoi je préfère histoire du temps présent à histoire immédiate ou plutôt comme je distingue l’histoire du temps présent de l’histoire immédiate, et pourquoi j’écarte absolument tout usage autre que scolaire et conventionnel de l’expression « histoire contemporaine ».
Il est vrai que pour moi les historiens de l’histoire immédiate ce sont les autres. Mais nous appartenons quand même à la même tribu, nous faisons le même métier d’historien. Ce que j’attends des historiens de la difficile histoire immédiate, y compris des journalistes, qui, s’ils font bien leur métier, sont de vrais historiens de l’histoire immédiate, c’est quatre attitudes : ’
• Lire le présent, l’événement avec une profondeur historique suffisante et pertinente ;
• Manifester à l’égard de leurs sources l’esprit critique de tous les historiens selon les méthodes adaptées à ses sources ;
• Ne pas se contenter de décrire et de raconter mais s’efforcer d’expliquer ;
• Essayer de hiérarchiser les événements, de distinguer la péripétie du fait significatif et important, de
faire de l’événement ce qui permettra aux historiens du passé de 1e reconnaître comme autre, mais aussi de l’intégrer dans une longue durée et dans une problématique ou tous les historiens d’hier et d’aujourd’hui, du jadis et de l immédiat, se rejoignent.
J. Le Goff, « la vision des autres, un médiéviste face au temps présent »,
in Agnès. Chauveau, Philippe Tétart, Jean Jacques Becker, Questions à l’histoire des temps présents, éditions Complexes, 1992, pp. 106-108