Dans les années 1970 se développe en histoire un mouvement d’anthropologisation et d’ethnologisation, lié au structuralisme, qui découvre dans l’espace français les structures et les invariants repérés dans les sociétés exotiques d’ailleurs (exemple de l’enquête sur les Bretons de Plovezet ou sur le village de Minot en Bourgogne). Ce mouvement intellectuel est lié aux soubresauts politiques : la rupture qu’a représentée la crise politique et sociale de mai/juin 1968 et la crise économique mondiale qui met fin à ce qui sera baptisé ultérieurement, en 1979, les Trente glorieuses.
L’Histoire apparaît alors comme le moyen de comprendre le passé, un passé qui se veut rassurant. C’est ainsi que sont valorisées la tradition orale et la culture matérielle. […]En 1975, le terme d’anthropologie historique est utilisé pour la première fois comme titre d’un de ses cours par le médiéviste Jacques Le Goff. Dans le même temps se développe la notion de “ culture populaire ”. Les programmes scolaires ont enregistré cette évolution en réduisant en 1977 la part de l’événement ainsi que les ruptures politiques.
Au même moment, l’Histoire des femmes, pour la période moderne, s’enracine dans l’histoire
démographique et l’histoire de la famille avant d’aborder ensuite l’anthropologie de la parenté. L’histoire des femmes s’oriente aussi vers une anthropologie sociale et culturelle du monde rural dans les travaux de Martine Segalen, comme le montre le catalogue de l’exposition du musée des Arts et Traditions Populaires, Maris et femmes dans la France rurale traditionnelle. De même Yvonne Verdier, dans une enquête spécifique à Minot en Bourgogne, démontre dans “Façons de dire, façons de faire“ comment les femmes sont les gardiennes de la tradition ; la cuisinière, la laveuse et la couturière “ font ” les filles comme elles “ font les naissances et les morts ” dans le village. L’auteur étudie précisément les enjeux symboliques des pratiques, des gestes, d’objets et de paroles censés concourir à la construction de la féminité. On aboutit ainsi progressivement à une histoire moins économique, moins matérielle et plus culturelle. La notion de “ culture féminine ” avancée par Agnès Fine dans sa contribution sur le trousseau comme lieu d’identification sexuelle dans la société rurale du Sud-Ouest a été considérée par d’autres historiennes comme une naturalisation du féminin. Il s’agissait en fait, pour Agnès Fine, d’étudier les effets concrets, dans le quotidien des femmes, de la construction culturelle du féminin. Nathalie Davis a souligné l’intérêt heuristique de l’anthropologie qui “nous aide à ôter nos oeillères, à trouver un nouveau point de vue d’où nous pouvons embrasser le passé pour découvrir, avant tout, des éléments étrangers et surprenants dans le paysage apparemment familier des textes historiques“Nathalie Davis, “Anthropology and history in the 1980s”, journal of interdisciplinary history, 1981/82, n°12, pages 274.
Autour du corps des femmes, de l’histoire de l’accouchement, de la maternité et de L’histoire des mères Catherine Marand-Fouquet et Yvonne Kniebiehler fleurissent une série d’études qui prennent souvent en compte la longue durée (cf. les travaux de Mireille Laget sur l’accouchement).
On fait aussi l’histoire de l’entretien du corps, des soins (avec une histoire des professions de santé: médecins, sages-femmes, infirmières) et de la beauté. Ces approches s’insèrent ainsi dans une Histoire du privé qui donne lieu à une vaste synthèse dirigée par Georges Duby.
Dans le sillage de l’anthropologie historique une nouvelle histoire sociale s’intéresse également aux manières de vivre et d’habiter, aux sociabilités populaires et aux mobilités sociales.
Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.
Pour ce faire la nouvelle histoire sociale mobilise de nouvelles sources, sources orales et sources matérielles. La démarche est commune aussi à l’Histoire des femmes. En effet la première problématique en Histoire des femmes a été de rendre visible ce qui était caché, c’est à dire, derrière le mythe de l’éternel féminin, de découvrir l’existence réelle des femmes du passé, en en faisant des sujets historiques à part entière. “ Femmes emmurées comment vous rejoindre ? ” écrit interrogative en 1979 Michelle Perrot dans l’Histoire sans qualités. Effectivement les femmes sont presque toujours absentes des archives – archives diplomatiques et administratives surtout – utilisées par les historiens du XIXe siècle; même si, au cours de ce même siècle, les discours sur les femmes sont omniprésents.
Mais les sources écrites classiques ne sont pas aussi muettes sur les femmes qu’il est souvent dit ou écrit, même si l’Histoire a longtemps fait le silence sur les femmes. Archives traditionnelles de l’état civil, terreau de la démographie historique, mais aussi archives institutionnelles des lieux d’accouchement – hôpital et maison maternelle -, archives de l’assistance prolixes particulièrement après la mise en place de l’Assistance médicale gratuite (1893), archives judiciaires sur les procès pour viol et pour infanticide, toutes parlent abondamment des femmes. A ces sources écrites classiques, peuvent s’ajouter des sources orales même si la mémoire n’a sans doute pas de sexe : les mémoires individuelles sont façonnées par les parcours singuliers et par le milieu socioprofessionnel. Les sources orales peuvent-elles permettre de combler un vide documentaire ? La réponse est nuancée : organisé par Françoise Thébaud, un colloque vient de se tenir sur ce thème à l’université d’Avignon ; les actes seront publiés et je serai brève sur ce point. Papiers personnels, livres de comptes, photographies et journaux intimes sont également des sources qui permettent d’accéder à la vie privée et aux expériences subjectives des femmes d’autrefois.
Le mouvement d’anthropologisation de l’histoire a conduit de fait, progressivement, à une dilution, voire à une négation, de l’identité historienne qui est avant tout le rapport au temps, c’est à dire le rapport au présent, au passé et au futur, ce que l’on nomme les “ régimes d’historicité ”.
Michèle Zancarini-Fournel : « L’histoire des femmes et la discipline historique », in Premières rencontres de La Dur@nce, 2001, CRDP Aix-Marseille, p.11-12