LES IDÉES POLITIQUES DE FRÉDÉRIC II

 » Les citoyens n’ont accordé la prééminence à un de leurs semblables qu’en faveur des services qu’ils attendaient de lui ; ces services consistent à maintenir les lois, à faire exactement observer la justice, à s’opposer de toutes ses forces à la corruption des moeurs, à défendre l’État contre ses ennemis… Les princes, les souverains, les rois ne sont donc pas revêtus de l’autorité suprême pour se plonger impunément dans la débauche et dans le luxe (…).

Le souverain est attaché par des liens indissolubles au corps de l’État ; par conséquent, il ressent par répercussion tous les maux qui affligent ses sujets, et la société souffre également des malheurs qui touchent son souverain. Il n’y a qu’un bien, qui est celui de l’État en général. Si le prince perd ses provinces, il n’est plus en état, comme par le passé, d’assister ses sujets ; si le malheur l’a forcé de contracter des dettes, c’est aux pauvres citoyens à les acquitter ; en revanche, si le peuple est peu nombreux, s’il croupit dans la misère, le souverain est privé de toute ressource. Ce sont des vérités si incontestables qu’il n’est pas besoin d’appuyer davantage là-dessus.

Je le répète donc, le souverain représente l’État ; lui et ses peuples ne forment qu’un corps, qui ne peut être heureux, qu’autant que la concorde les unit. Le prince est à la société qu’il gouverne ce que la tête est au corps ; il doit voir, penser, agir pour toute la communauté, afin de lui procurer tous les avantages dont elle est susceptible.

FRÉDÉRIC II, Essai sur les formes de gouvernement et sur les devoirs des souverains, 1781.

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La propagande du despotisme soi-disant éclairé en Russie.

Deux extraits d’une lettre que Catherine II a écrit en 1769 à Jean Le Rond d’Alembert (philosophe, écrivain et mathématicien français).

« … Eh bien, monsieur, sachez que ma belle colonie de Saratov [sur la Volga] se monte à vingt-sept mille âmes, et qu’en dépit du gazetier de Cologne [il s’agit de Frédéric II] elle n’a rien à craindre des incursions des Tartares, Turcs, etc., que chaque canton a des églises de son rite; qu’on y cultive les champs en paix et qu’ils ne payeront aucune charge de trente ans.

(…) Nos charges sont d’ailleurs si modiques qu’il n’y a pas de paysan qui ne mange en Russie une poule quand il lui plaît, et que depuis quelque temps il préfère les dindons aux poules ; que la sortie du blé, permise avec certaines restrictions qui précautionnent contre les abus sans gêner le commerce, ayant fait hausser le prix du blé, accommode si bien le cultivateur que la culture augmente d’année en année; la population est pareillement augmentée d’un dixième dans beaucoup de provinces depuis sept ans. Nous avons la guerre il est vrai, mais il y a bien du temps que la Russie fait ce métier-là et qu’elle sort de chaque guerre plus florissante qu’elle n’y était entrée (…).  »

Extrait de Olga Wormser, Catherine II, édition Seuil, coll. microcosme « Le temps qui court », Paris, 1962, pp. 59-60.

En réalité tout n’est pas si rose pour le petit peuple russe (les serfs constituaient 50% de la population) qui est exclu des réformes, réformes qui favorisent les nobles. Catherine le sait ; vers 1767 elle écrit « les serfs ne manqueront pas, tôt ou tard, de se révolter », et elle avait raison, puisque de 1773 à 1774 éclata la révolte menée par Pougatchev.

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Le servage en Russie à la fin du XVIIIe siècle

Aleksandr Nikolaïevitch RADICHTCHEV (1749-1802) lance le romantisme politique en Russie avec son Voyage de Pétersbourg à Moscou, dont vous trouvez ci-dessous un passage dénonçant la condition misérable des serfs de Russie.

Ce pamphlet contre l’ordre établi lui vaut une condamnation à mort ; grâcié et déporté en Sibérie sur l’ordre de Catherine II, il en revient en 1796.

 » (…) À quelques enjambées de la route, j’aperçus un paysan labourant un champ. Il faisait chaud. (…) On était aujourd’hui dimanche. Le laboureur appartenait sûrement à un propriétaire qui ne lui faisait pas payer de redevance. Le paysan labourait avec le plus grand soin : de toute évidence, le champ n’appartenait pas à son maître. Il maniait l’araire avec une précision étonnante.

« Que Dieu t’aide, dis-je en m’approchant du laboureur qui, sans s’arrêter, achevait le sillon entamé. Que Dieu t’aide, répétais-je.

– Merci, seigneur, me dit le laboureur en secouant le soc et en engageant l’araire dans un nouveau sillon.

– Assurément, tu es schismatique si tu laboures le dimanche ?

– Non, seigneur, je fais le signe de la vraie croix, dit-il en me présentant ses trois doigts réunis. Dieu est miséricordieux, tant qu’on a des forces et une famille, il nous défend de mourir de faim.

– Mais ne peux-tu donc travailler en semaine que tu ne prennes de repos même le dimanche, et en pleine chaleur encore ?

– Il y a six jours dans une semaine, seigneur, et nous sommes astreints à la corvée six fois par semaine ; le soir, s’il fait beau, nous amenons au seigneur le foin demeuré dans la forêt ; les femmes et les filles, elles, vont le dimanche ramasser baies et champignons en se promenant. Dieu veuille, dit-il en se signant, qu’il pleuve ce soir. Si tu as des paysans à toi, seigneur, ils font la même prière.

– Mon ami, je n’ai pas de paysans et ainsi personne ne me maudit. As-tu une grande famille ?

– Trois fils et trois filles. Le premier-né a neuf ans.

– Comment donc réussis-tu à les nourrir si tu n’es libre que le dimanche ?

– Il n’y a pas que le dimanche, il y a aussi la nuit. Nous autres, si l’on n’est pas fainéant, on ne meurt pas de faim. Vois-tu, j’ai un cheval au repos et dès que celui-ci sera fatigué, je prendrai l’autre, l’ouvrage ne traîne pas.

– Travailles-tu ainsi pour ton maître ?

– Non, seigneur, ce serait péché que de travailler ainsi. Le maître a sur ses labours cent bras pour une bouche à nourrir et moi, pour sept bouches à nourri, j’en ai deux, le compte est facile. Et tu as beau de tuer à la tâche pour le maître, on ne te dira pas merci. » (…)

Aleksandr Nikolaïevitch RADICHTCHEV, Voyage de Pétersbourg à Moscou [1790]. Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1988, 382 p., pp. 90-92.

Sur Clio-Texte, voyez aussi ce texte pour l’abolition du servage en Russie au XIXe siècle.