TENSIONS COLONIALES

« Avec la fin du siècle la situation politique se modifie si rapidement qu’il est difficile d’évaluer les conséquences de ce changement.
Malgré les bonnes intentions du jeune empereur de Russie aux idées excellentes nous sommes encore bien loin de la paix universelle.
La Chine, le Japon et les Etats-Unis en tant que Puissances coloniales sont devenues des facteurs nouveaux pour la politique européenne, l’Espagne, au contraire, a disparu en tant que Puissance coloniale.
La Russie, il est vrai, n’est pas une Puissance coloniale, mais elle cherche à déplacer, aux dépens de la Chine, le centre de gravité de sa puissance asiatique vers l’Extrême-orient. Cela ne peut manquer d’aboutir à des conflits avec l’Angleterre.
Le Japon est devenu une Puissance avec laquelle l’Europe doit compter.
En Chine, il s’est ouvert tout un champ nouveau à l’activité coloniale et industrielle, et c’est là, et non pas en Afrique, qu’est l’avenir pour le commerce et l’esprit d’entreprise allemands.
Les Etats-Unis sentent cela, veulent dire leur mot à ce sujet, renoncent à leur ancienne politique traditionnelle et se lancent, eux aussi, dans les aventures coloniales.
Par l’énergie de leur population, par les grandes ressources et l’appui que leur fournissent les riches régions non encore exploitées, ils peuvent devenir des concurrents dangereux dans l’Extrême-Orient.
Au point de vue politique, l’Amérique est une nouvelle venue pour l’Europe, et nous devons, et l’Angleterre aussi, compter beaucoup avec cela.
La guerre hispano-américaine aura pour l’Europe des conséquences qu’on ne peut encore du tout évaluer. L’Espagne qui, après avoir si imprudemment négligé sa puissance navale, la laissa détruire par un adversaire qui n’était pas même préparé, n’entre plus en ligne de compte. »
(…)

Extrait de la lettre adressée en 1898 par Münster, ambassadeur d’Allemagne à Paris, au chancelier de l’Empire, Hohenlohe.

« La première règle pratique, c’est de veiller constamment à ce que les compétitions coloniales des divers peuples ne puissent jamais aboutir entre eux à la guerre. Il faudra pour cela que les socialistes aient le courage, chacun dans sa nation, de blâmer les prétentions excessives. Les socialistes n’y pourront réussir et ne pourront même s’y employer sérieusement qu’en suivant de très près, et pour ainsi dire au jour le jour, le mouvement colonial.

La deuxième règle, pour les socialistes de tous les pays, sera de demander pour les peuples vaincus ou les races soumises de l’Asie, de l’Amérique, de l’Afrique le traitement le plus humain, le maximum de garanties. Qu’il s’agisse des Hindous dominés par l’Angleterre, des Arabes dominés par la France ou des races africaines que se disputent et se partagent tous les peuples de l’Europe, c’est le devoir des socialistes de prendre, dans le Parlement de chaque pays, l’initiative des propositions humaines ou des protestations nécessaires. Cette action socialiste se produira, en chaque pays, avec d’autant plus de force et d’autorité qu’elle sera universelle et universellement probe, et que nul ne pourra y soupçonner un piège.

Enfin, il me semble que les socialistes devraient avoir comme troisième règle de marquer de plus en plus d’un caractère international les principales forces économiques que se disputent avidement les peuples. Il est visible par exemple, à l’heure actuelle, que tous les peuples européens cheminent vers les sources du Nil, parce que la possession du haut Nil et des grands lacs africains donne la maîtrise de l’Egypte et de tout le développement africain : c’est là le secret de tous les efforts, publics ou cachés, de toutes les combinaisons, loyales ou perfides, des peuples européens en Afrique, depuis dix ans surtout; et il est possible que ces rivalités, en s’exaspérant, aboutissent à la guerre. Pourquoi un système de garanties internationales n’assurerait-il pas le libre passage du Nil, de la source à la mer, à toutes les activités, comme on a fait déjà pour le Danube et pour le canal de Suez ? »

Jean Jaurès, article dans La Petite République , 1896.

L’IMPERIALISME JAPONAIS EN ASIE ORIENTALE

« De tous les grands Etats, le Japon est le plus rapproché de la Chine, le seul qui par la nature des choses ait son orientation politique entièrement dirigée vers ce pays. A peine est-il sorti des luttes de la Restauration qu’il a commencé sa politique d’enveloppement.

Aujourd’hui la chaîne de ses possessions maritimes est complète et l’on voit que depuis le Kamchatka toutes les îles du côté du Pacifique formant une barrière aux mers séquestrées de l’ouest lui appartiennent. Sur le continent même les positions maîtresses qui dominent les détroits, Port-Arthur, la Corée, voient flotter son pavillon.

Ainsi investi d’une situation maritime de premier ordre, à peu près inattaquable dans son domaine insulaire, le Japon dont les ressources naturelles ne suffisent pas aux besoins de sa population sans cesse croissante est pour ainsi dire contraint et voué à une politique d’agression et de conquête économique et militaire. Cette politique se dessine après la guerre de 1904-1905 qui oblige son principal concurrent à reculer. Le Japon débarque sur le continent, sur cette péninsule de Corée qui ressemble à une jetée tendue vers les conquérants de la mer, ils prennent possession de la Mandchourie du sud et commandent les accès de la capitale chinoise dont leurs troupes ne sont plus qu’à quelques jours de marche. En dépit d’une opposition impuissante, ils rattachent Moukden par un chemin de fer à leurs possessions de Corée et l’accord qu’ils signent avec la Russie leur permet, comme l’a prouvé la tentative impuissante des Etats-Unis en 1908, de se croire désormais dans ce nouveau domaine à l’abri de toute intervention internationale.

Là certainement ne s’arrêtent pas leurs ambitions (…). Le Japon, pays de pauvre agriculture et dont le sous-sol paraît moins riche qu’on ne le croit communément, ne trouve pas dans son propre territoire les énormes ressources qui lui sont nécessaires s’il veut continuer à jouer le rôle d’un grand Etat. C’est donc à l’industrie et au commerce qu’il doit demander de combler le déficit causé dans un pays sans épargne par les énormes achats d’un peuple qui en quelques années a dû s’armer et s’outiller de pied en cap. Or ces bénéfices ce n’est guère l’Europe qui peut lui procurer. Il n’y a pour lui qu’un client possible et indispensable, c’est la Chine, c’est le marché chinois qu’il lui faut à tout prix conquérir et purger de la concurrence. Or à cet effet gigantesque les efforts des particuliers n’auraient pas suffi. Le Japonais tel qu’il était au moment de la Restauration, frugal, prolifique et médiocre négociant, n’avait pas de capitaux, et c’est le gouvernement qui a dû lui-même les faire sortir d’un sol ingrat à coups d’impôts. On peut dire aujourd’hui que tout l’outillage moderne du pays, ses chemins de fer, ses bateaux, ses banques, ses grandes usines, est plus ou moins la propriété de l’Etat ou subventionné par lui. Le Japon industriel dans son ensemble ne forme qu’une firme colossale dont l’Etat est le gérant. Ce sont toutes les forces de cet atelier centralisé qui s’emploient aujourd’hui à la conquête des marchés chinois.

De là vient que, encore aujourd’hui, le Japon place ses dépenses militaires au premier rang de ses nécessités budgétaires. Il est clair que le pays ne s’impose pas un effort démesuré qui tend jusqu’aux dernières limites les forces du corps social et le fait pour ainsi dire craquer dans toutes ses jointures, si elles n’avaient pour but que la défense des possessions actuelles qui ne sont menacées par personne. Il est clair que le Japon a d’immenses visées d’avenir. La situation est celle-ci. D’un côté un Etat puissant, formidablement armé et pauvre ; de l’autre et face à face un état immense, plein de richesses et dépourvu de toutes forces militaires sérieuses.

De quelle nature sera l’action dont le développement est dès maintenant dans ses desseins, c’est le secret de l’avenir. »

Paul CLAUDEL, Sous le signe du dragon (1909), publié en 1948 aux Editions de la Table Ronde, pp.219-225.