La traite des noirs : un problème pas uniquement transatlantique.

« La traite des Noirs a déterminé quatre grands courants de déportation des Africains hors du continent. Le courant trans-saharien, attesté vers -1500, dura jusqu’au dernier tiers du XIXème siècle. Formé au VIIIe siècle avec l’expansion islamique, le deuxième courant installa sur la côte orientale d’Afrique une traite qui se poursuivit jusqu’au XIXe siècle, et qui connut, à la fin, un fort regain d’activité. Beaucoup plus brève – quatre siècles et demi – la traite des Noirs à travers l’Atlantique constitua la plus lourde ponction sur les populations de l’Afrique noire, Enfin, une  » traite intérieure  » nourrit un esclavage « domestique « .

Les historiens Fage et Curtin, respectivement anglais et américain, ont renouvelé depuis 1969 l’étude chiffrée des conséquences démographiques des traites négrières. Considérant leurs durées respectives, les spécialistes acceptent aujourd’hui – encore qu’avec certaines hésitations – les chiffres suivants, plus ou moins contrôlables: la traite transsaharienne aurait déporté 5 300 000 individus, la traite par la mer Rouge et la côte orientale, 2 900 000 ; en quatre siècles et demi, la traite par l’Atlantique en aurait déporté 11 700 000. Il n’est pas possible d’estimer le chiffre de la traite intérieure.

Au total, les traites négrières d’exportation auraient donc déporté un minimum de 20 millions d’Africains hors du sous-continent noir, la mortalité parmi les déportés atteignant en cours de route en moyenne 13 %. On discute encore l’effet de cette ponction sur la démographie africaine. Récemment, l’historien nigérien Inikori a estimé le déficit humain en 1870 à cent douze millions de personnes, mais les indicateurs retenus pour obtenir ce résultat sont discutés par les démographes. Une autre question est celle des conséquences du commerce négrier sur le sous-développement économique des régions affectées.

Dans un espace de plusieurs millions de kilomètres carrés étaient établis les réseaux qui acheminaient les Africains noirs destinés à l’esclavage dans des contrées lointaines. Au début, les foyers négriers d’exportation s’ « approvisionnaient » dans les alentours. Aux XVIIIe et XIXe siècles les zones où l’on allait chercher les futurs déportés s’élargissaient jusqu’à des distances de plusieurs semaines de marche de ces foyers. A partir de ceux-ci dans une première phase, des caravanes transféraient les groupes humains vers les  » ports  » du désert ou ceux des côtes occidentales ou orientales. Dans le premier cas les convois suivaient les routes traditionnelles du commerce vers le nord et le nord-est. Dans le second, avaient lieu les embarquements dans les navires négriers. Certaines côtes n’entretenaient pas ou peu de foyers de traite ; les plus nombreux étaient implantés sur les littoraux des sociétés groupées en Etats ou de royaumes souvent puissants, parfois en rapport avec les présences européennes ponctuelles : Sénégambie ; côtes des Rivières avec leurs îles ; Sierra Leone jusqu’au cap des Palmes ; Côte de l’Or avec les fortifications européennes ; côte du golfe du Bénin avec Ouidah, Porto-Novo (Ardrah), Lagos (Ouni) ; côte du Biafrj avec Bonny, New-Calabar et Old-Calabar ; et, au sud de l’Equateur, Loango, MaJembo, Cabinda ; en Angola, peut-être le plus important des secteurs négriers, Mpinda, Loanda et Benguela. Sur la côte orientale, le Mozambique, par Kilwa Kivinje, Ibo, Quelimane, et, au XIXe siècle, l’île de Zanzibar, alimentaient la traite orientale en direction de Madagascar, des îles Bourbon (La Réunion) et Maurice et, vers le nord-est, Mascate et le golfe Persique. Ce même foyer fournissait partiellement la traite par l’Atlantique.

Les esclaves étaient obtenus principalement par les guerres ou les razzias et, en moindre nombre, par la manipulation des institutions légales ou religieuses. La traite eut donc des conséquences politiques, sociales et économiques importantes pour les régions affectées. Elle retarda leur développement économique, mais on ne comprend pas encore très bien de quelle façon et jusqu’à quel point. Des pays que l’on trouve économiquement développés à la fin du XIXe siècle étaient de ceux qui, depuis plusieurs siècles, entretenaient de vigoureux et larges courants d’échanges avec l’étranger. Tout au long du demi-millénaire qui précéda le XXe siècle, le commerce extérieur « normal » fut un puissant moteur du développement économique. Or, durant la majeure partie de cette période, pour son malheur l’Afrique noire fut le théâtre d’une forme anormale de commerce extérieur. Elle en fut appauvrie à deux titres : par la privation des avantages que procure, pour le développement, un commerce extérieur « normal », par les répercussions négatives d’un commerce extérieur qui détruisait son tissu humain.

Les conséquences économiques de la traite des Noirs pour les régions qui en furent affectées doivent donc être dégagées d’une double analyse : d’une part, en étudiant les effets directs de l’activité négrière sur le développement ; de l’autre, en recherchant de quelle façon elle a, indirectement, obéré le développement économique. »

J.F. Ade Ajayi, M. Crowder, Atlas historique de l’Afrique, éditions du Jaguar, 1988, page 98, « La traite négrière atlantique jusqu’à 1810 ».

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LA TRAITE DES NOIRS

Conquête et pillage

La conquête du Nouveau Monde passe par une politique de colonisation fondée sur le pillage. Les premiers esclaves du continent américain sont les populations indiennes, forcées par les Espagnols à exploiter les mines d’or et d’argent. En 1502, les premiers esclaves noirs sont débarqués sur l’île d’Hispaniola, aujourd’hui la République dominicaine et Haïti.

Toute l’Europe trafique

Français, Portugais, Espagnols, Hollandais, Anglais… mettent au point un trafic à grande échelle. Les Français le nomment « bois d’ébène », les Anglais « Black ivory », ivoire noir. C’est derrière ces appellations précieuses que l’Europe organise son commerce d’êtres humains razziés sur le continent africain, embarqués à fonds de cales, vendus aux planteurs.

La première compagnie maritime, hollandaise, à pratiquer la traite est créée en 1621. En 1685, vingt ans après avoir créé la Compagnie française des Indes occidentales, Colbert édicte le « Code noir » une loi esclavagiste qui justifie le recours à l’asservissement. Dans l’article 44 de ce code, le législateur écrit: » Déclarons les esclaves être biens meubles ».

Les abolitionnistes

La Révolution française, sur proposition du député conventionnel Danton, acclame l’abolition de l’esclavage le 4 février 1794. Neuf ans plus tard Bonaparte le rétablit. Ce n’est qu’en 1848 que l’esclavage est définitivement aboli dans les colonies françaises.

Au XIXe siècle les Anglais sont les premiers à lutter contre les pratiques esclavagistes. Peu à peu toutes les nations européennes renoncent à la traite des Noirs. Cependant il faut attendre jusqu’en 1926 pour que la communauté internationale signe une convention abolissant l’esclavage.

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Edit du roi touchant la police des îles de l’Amérique Françoise (ou  » Code Noir « ), mars 1685.

 » (…)
Art. 2. Tous les esclaves, qui seront dans nos îles, seront baptisés et instruits dans la religion Catholique, Apostolique et Romaine. (…)

Art. 11. Défendons très expressément, aux curés, de procéder aux mariages des esclaves, s’ils ne font apparoir du consentement de leurs maîtres. (…)

Art. 12. Les enfants, qui naîtront des mariages entre les esclaves, seront esclaves, et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves, et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents.(…)

Art. 16. Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres, de s’attrouper le jour ou la nuit, sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l’un de leurs maîtres, ou ailleurs, et encore moins dans les grands chemins, ou lieux écartés, à peine de punitions corporelles, qui ne pourra être moindre que du fouet, et de la fleur de lys ; et en cas de fréquentes récidives, et autres circonstances aggravantes, pourront être punis de mort (…).

Art. 22. Seront tenus les maîtres, de faire fournir, par chacune semaine, à leurs esclaves âgés de dix ans, et au dessus, pour leur nourriture, deux pots et demi mesure de Paris, de farine de manioc, ou trois cassaves [galette de manioc] pesant chacune deux livres et demie, au moins, ou autre chose à proportion ; et aux enfants depuis qu’ils sont sevrés, jusqu’à l’âge de dix ans, la moitié des vivres ci-dessus.(…)

Art. 25. Seront tenus les maîtres de fournir, à chaque esclave, par chacun an, deux habits de toile, ou quatre aunes de toile, au gré desdits maîtres.(…)

Art. 27. Les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, soit que la maladie soit incurable, ou non, seront nourris et entretenus par leurs maîtres ; et en cas qu’ils les eussent abandonnés, les dits esclaves seront adjugés à l’hôpital, auquel les maîtres seront condamnés de payer 10 sols, par jour, pour la nourriture et l’entretien de chacun esclave.

Art. 28. Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leurs maîtres, et tout ce qui leur vient par industrie, ou par la libéralité d’autres personnes, ou autrement, à quelque titre que ce soit, être acquis, en pleine propriété, à leurs maîtres ; sans que les enfants des esclaves, leurs pères et mères, leurs parents ou tous autres, y puissent rien prétendre, par succession. (…)

Art. 33. L’esclave qui aura frappé son maître, ou la femme de son maître, sa maîtresse, ou le mari de sa maîtresse, ou leurs enfants, avec contusion, ou effusion de sang, sera puni de mort.(…)

Art. 35. Les vols qualifiés, même ceux de chevaux, cavales, mulets, boeufs ou vaches, qui auront été faits par les esclaves ou par les affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort si le cas le requiert.(…)

Art. 38. L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées, et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; s’il récidive, un autre mois, à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lys, sur l’autre épaule ; et la troisième fois, il sera puni de mort.(…)

Art. 42. Pourront seulement les maîtres, lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’auront mérité, les faire enchaîner, et leur faire battre de verges ou cordes ; leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves, et d’être procédé contre les maîtres, extraordinairement.(…)

Art. 47. Ne pourront être saisis et vendus séparément, le mari et la femme, et leurs enfants impubères, s’ils sont sous la puissance d’un même maître : déclarons nulles les saisies et ventes qui en seront faites.(…) »

La version complète du Code noir se trouve sur le site de Dominique Chathuant avec commentaires et chronologie.

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Justification de l’esclavage

« Les richesses de nos colonies sont aujourd’hui le principal objet de notre commerce et le commerce de Guinée en est tellement la base que, si les négociants français abandonnaient cette branche du commerce, nos colonies seraient nécessairement approvisionnées, par les étrangers, de Noirs, et, par une suite infaillible, de toutes les denrées de l’Europe qui s’y consomment, en sorte que, non seulement l’État serait privé de l’avantage des exportations, mais aussi des denrées des colonies nécessaires à sa propre consommation ; en un mot, l’abandon du commerce de Guinée entraînerait infailliblement la perte du commerce des colonies ; de là, le fait que nous n’avons point de branches de commerce aussi précieux en l’État que le commerce de Guinée et qu’on ne saurait trop le protéger. »

Extrait d’un mémoire, rédigé au milieu du XVIIIe siècle à Nantes, cité dans l’article « Traite des Noirs » de l’Encyclopaedia Universalis, édition 1995.

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À propos des justifications de l’esclavage des Africains

L’ironie de Montesquieu, adversaire de l’esclavage

« Livre XV Chapitre 5 : De l’esclavage des nègres

Si j’avois à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirois :

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre seroit trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’idée que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon très marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étoient d’une si grande conséquence, qu’ils faisoient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commenceroit à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’ont fait aux Africains. Car, si elle étoit telle qu’ils le disent, ne seroit-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? »

Montesquieu, « De l’ Esprit des Lois » , Livre XV Chapitre 5. (1748) Orthographe d’époque

Montesquieu, »De l’esprit des lois » , édition Gallimard, collection idées,1970, pp. 203-204.

Même citation avec orthographe modernisée :

De l’esclavage des nègres. L’ironie de Montesquieu

« Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais : Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or qui, chez les nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. »

Extrait de Montesquieu, « De l’Esprit des Lois« , Livre XV, chap. 5, 1748.

Cité dans « 1789, recueil de textes et documents du XVIIIème s. à nos jours« , édité par le Ministère de l’Education Nationale et le Centre National de la Documentation Pédagogique, 1989, p. 14.

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Contre la traite des Noirs.

L’Article « Traite des nègres« , par le Chevalier Louis de Jaucourt, dans l’Encyclopédie.

« TRAITE DES NÈGRES (Commerce d’Afrique). C’est l’achat des nègres que font les Européens sur les côtes d’Afrique, pour employer ces malheureux dans leurs colonies en qualité d’esclaves. Cet achat de nègres, pour les réduire en esclavage, est un négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles, et tous les droits de la nature humaine. (…)

D’un autre côté, aucun homme n’a droit de les acheter ou de s’en rendre le maître ; les hommes et leur liberté ne sont point un objet de commerce ; ils ne peuvent être ni vendus, ni achetés, ni payés à aucun prix. Il faut conclure de là qu’un homme dont l’esclave prend la fuite, ne doit s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il avait acquis à prix d’argent une marchandise illicite et dont l’acquisition lui était interdite par toutes les lois de l’humanité et de l’équité. (…)

On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe? (…) Non… Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux !

Mais je crois qu’il est faux que la suppression de l’esclavage entraînerait leur ruine. Le commerce en souffrirait pendant quelque temps ; (…) mais il résulterait de cette suppression beaucoup d’autres avantages.

C’est cette traite des nègres, c’est l’usage de la servitude qui a empêché l’Amérique de se peupler aussi promptement qu’elle l’aurait fait sans cela. Que l’on mette les nègres en liberté, et dans peu de générations ce pays vaste et fertile comptera des habitants sans nombre. Les arts, les talents y fleuriront ; et au lieu qu’il n’est presque peuplé que de sauvages et de bêtes féroces, il ne le sera bientôt que par des hommes industrieux. C’est la liberté, c’est l’industrie qui sont les sources réelles de l’abondance. »

Cité dans « 1789, recueil de textes et documents du XVIIIème s. à nos jours« , édité par le Ministère de l’Education Nationale et le Centre National de la Documentation Pédagogique, 1989, p. 44.

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Voltaire contre l’esclavage
Candide à Surinam rencontre un pauvre homme.

« En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite.

 » Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? – J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. – Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? – Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait :  » Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère.  » Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible. »

Extrait de Voltaire, « Candide ou l’optimisme« , 1759.

Voltaire, Candide, Paris, Librio, 2003 (1759), Ch. XVIII, p. 54-5.

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Un témoignage de la déportation

L’auteur de ce témoignage est Olaudah Equiano, un Ibo du Nigeria, qui, né en 1745, avait juste onze ans quand il fut capturé par des membres d’une tribu rivale en 1756. Il fut détenu en Afrique de l’ouest pendant sept mois et puis fut vendu à des négriers britanniques, qui le transportèrent à La Barbade puis en Virginie. Après avoir été au service d’un officier de marine britannique, il a été vendu à un négociant Quaker de Philadelphie qui lui permit d’acheter sa liberté en 1766. De 1783 jusqu’à sa mort en 1797, il fût l’un des opposants à la Traite des Noirs les plus actifs. Il publia un témoignage à Londres en 1789.

« Mon père, en plus de posséder plusieurs esclaves, avait une famille nombreuse de sept enfants dont une sœur qui était la seule fille et soi-même. Comme j’étais le plus jeune des garçons, je fus le préféré bien sûr de ma mère et j’étais toujours avec elle; et elle se donnait du mal pour m’éduquer. J’ai été formé depuis mon plus jeune âge aux arts de l’agriculture et de la guerre. Et ma mère me décora avec des emblèmes comme on le fait avec nos plus grands guerriers. Je grandis ainsi jusqu’à l’âge de onze ans quand un évènement mit fin à ces jours heureux de la manière suivante :

Généralement, quand les adultes du voisinage étaient parti travailler loin aux champs, les enfants se rassemblaient pour jouer; et comme de coutume, un de nous grimpa sur un arbre pour voir si un assaillant ou un chasseur d’esclave arrivait; quelquefois, ils pouvaient profiter de l’absence de nos parents pour nous attaquer et emporter le plus d’enfants qu’ils pouvaient capturer. Un jour, alors que je surveillais en haut d’un arbre les lieux, je vis quelqu’un pénétrer sur le terrain de notre voisin, il y avait plusieurs garçons costauds à cet endroit. Immédiatement, je signalais la présence de cette fripouille et il fut entouré par les plus costauds des garçons qui le ligotèrent avec des cordes, si bien qu’il ne pouvait plus s’échapper jusqu’au retour des adultes. Mais hélas! Sous peu, ce sera mon sort d’être capturé et emmené sans qu’aucun adulte vint à la rescousse. Un jour, quand tout le monde s’en fut allé au travail comme d’habitude et seulement quand ma chère sœur et soi-même étions occupés à la maison, deux hommes et une femme entrèrent dans nos murs et se saisirent de nous deux et sans nous laisser le temps de pousser un cri ou de résister, ils nous empêchèrent d’ouvrir la bouche et partirent en courant nous entraînant avec eux dans le bois le plus proche. Là, ils attachèrent nos mains et nous emmenèrent aussi loin qu’ils purent jusqu’à la tombée de la nuit et nous parvîmes à une petite maison où les kidnappeurs se restaurèrent et passèrent la nuit. Nous n’étions pas attaché à ce moment là mais nous étions incapable de prendre une quelconque nourriture, écrasés par l’épuisement et le chagrin, notre seule consolation était de dormir ce qui soulagea notre malheur pour un moment. »

Extrait de « The interesting narrative of the life of Olaudah Equiano or Gustavius Vassa the African » London, 1789. Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pazzoni. (http://pazzoni.jp.free.fr/olaudah_equiano1.htm).

Du même, sur le négrier

« On me jeta bientôt dans l’entrepont, raconte Equiano, et là mes narines furent saluées comme jamais auparavant dans ma vie : la puanteur était si épouvantable, et il y avait tant de cris, que la nausée et l’abattement m’empêchèrent de manger quoi que ce fût (…). / A cause du manque d’aération et de la chaleur ambiante qui venaient s’ajouter au surpeuplement du bateau et à l’entassement des passagers, lesquels pouvaient à peine se retourner, nous faillîmes étouffer. On se mit à transpirer abondamment, ce qui ne tarda pas à rendre l’air irrespirable (…) et répandit parmi les esclaves une maladie dont beaucoup moururent. (…) Cette affligeante situation se trouva encore aggravée par les excoriations dues aux chaînes dont le port nous était devenu insupportable, et par la saleté immonde des baquets de nécessité dans lesquels chutaient souvent les enfants. / (…) Les hurlements des femmes et les gémissements des mourants faisaient de tout cela un spectacle d’horreur à peine concevable.»

Ce témoignage est cité dans un livre de Peter Hogg, intitulé Slavery : The Afro-American Experience, The British Library, 1979, p.22.

Voici une autre partie de son témoignage, où il raconte l’horreur de son arrivée dans le port de Bridgetown, sur l’île de la Barbade (Antilles) et le déroulement d’une vente « par lots ».

« Comme le vaisseau s’approchait, nous pûmes voir le port et d’autres bateaux de toutes sortes et de toutes dimensions et nous mouillâmes parmi eux pour nous rendre à Bridgetown. Plusieurs marchands et des planteurs montèrent à bord… Ils nous poussèrent en plusieurs groupes et nous examinèrent attentivement. Ils nous firent aussi sursauter, quand ils nous indiquèrent la terre pour nous signifier où nous devions aller. Nous pensions à cause de cela, que nous serions mangés par ces hommes que nous trouvions laids. Quand bientôt après, nous étions encore tous descendus sur le pont inférieur, terrifiés et tremblant pour n’entendre que nos pleurs amers toute la nuit à cause de nos appréhensions. A la fin, las de nos cris, les Blancs firent venir d’anciens esclaves de terre pour nous rassurer. Ils nous dirent que nous ne serions pas mangés, mais que nous étions ici pour travailler, que nous irions bientôt à terre et que nous pourrions voir d’autres gens de notre pays. Ces nouvelles nous soulagèrent beaucoup et suffisamment pour nous débarquer aussitôt. Des Africains de toutes langues vinrent vers nous.

Nous fûmes conduits immédiatement à la cour du marchand, où nous étions contenus ensemble comme autant de moutons dans leur parc, de tous âges, hommes et femmes mélangés. Comme chaque objet était nouveau pour moi, chaque chose que je voyais me remplissait d’étonnement. Ce qui me frappait d’abord, c’était que les maisons étaient construites avec des briques et qu’elles avaient plusieurs étages et à tous égards différentes de celles que j’avais vu en Afrique, mais je fus encore plus étonné de voir des gens à cheval. Je ne savais pas ce que cela signifiait et vraiment, je pensais que ces gens avaient des arts magiques et rien d’autre. Tandis que j’étais étonné, un de mes camarades prisonniers parla à un gars de son pays au sujet des chevaux ; il disait qu’ils étaient de la même race que dans son pays. Je les ai compris bien qu’ils venaient d’une région d’Afrique différente de la mienne et j’ai trouvé bizarre que je n’avais jamais vu un quelconque cheval dans ma région; mais ensuite quand j’allais discuter avec plusieurs Africains, j’ai appris qu’ils avaient beaucoup de chevaux dans leur région et même plus grand que ceux que j’avais vu.

Nous n’étions pas restés plusieurs jours à la garde du marchand avant que nous fussions tous vendus à leur manière… A un signal donné, (un coup de tambour), les acheteurs accouraient d’un seul coup dans la cour où les esclaves étaient confinés et ils faisaient un choix sur le groupe qu’ils préféraient. Le bruit et la clameur dans lesquels ils assistaient à l’événement et l’empressement évident dans le comportement des acheteurs donnaient beaucoup d’appréhensions aux Africains terrifiés… de ces façons de faire, sans scrupules, séparés de leur famille et de leurs amis et que la plupart d’entre eux ne se reverront plus jamais. Je me rappelle que sur le bateau avec lequel j’ai été transporté… il y avait plusieurs frères qui, à la vente, ont été vendus dans des lots différents et c’était très émouvant de voir et d’entendre leurs pleurs à leurs départ. »

Extrait de « The interesting narrative of the life of Olaudah Equiano or Gustavius Vassa the African » London, 1789. Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pazzoni (http://pazzoni.jp.free.fr/olaudah_equiano3.htm).