L’Algérie devant le conflit mondial
Manifeste du peuple algérien
(10 février 1943)
L’Algérie est, depuis le 8 novembre dernier, sous occupation des forces anglo-américaines. Cette occupation, en isolant la colonie de la métropole, a provoqué parmi les Français d’Algérie une véritable course au pouvoir.
Républicains, gaullistes, royalistes, Israélites, chaque groupe, de son côté, essaye de faire valoir sa collaboration aux yeux des Alliés et veille à la défense de ses intérêts particuliers.
Devant cette agitation, chacun semble ignorer jusqu’à l’existence même des 8 millions et demi d’indigènes.
Cependant l’Algérie musulmane, quoique indifférente à ces rivalités, reste vigilante et attentive à son destin.
Aujourd’hui, les représentants de cette Algérie, répondant au vœu unanime des populations, ne peuvent se soustraire à l’impérieux devoir de poser le problème de leur avenir.
Ce faisant, ils entendent ne rien renier de la culture française et occidentale qu’ils ont reçue et qui leur reste chère. C’est, au contraire, en puisant dans les richesses morales et spirituelles de la France métropolitaine et dans la tradition de liberté du peuple français qu’ils trouvent la force et la justification de leur action présente.
Conscients de leurs responsabilités devant Dieu, ces représentants traduisent ici, sincèrement et fidèlement, les aspirations profondes de tout le peuple algérien musulman.
Ce « Manifeste », plus qu’un plaidoyer, est un témoignage et un acte de foi.
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Pour la deuxième fois, au cours de ce XXe siècle, le monde entier combat pour le triomphe de la Justice et du Droit, pour la libération des peuples.
Mais pour la deuxième fois, le monde assiste à ce spectacle désolant et tragique : derrière le soldat qui meurt pour la liberté des hommes et le bonheur de l’humanité, les conférences diplomatiques et les accords internationaux entrent en jeu. Quelle part sera réservée, dans ces conversations, aux droits des gens ?
La Paix de 1918 a été chèrement acquise. Le sacrifice des combattants, de toutes nationalités et de toutes religions, a été vain. Les convoitises des peuples forts et l’injustice qu’elles engendrent ont survécu au suprême sacrifice des morts.
Aujourd’hui, les déclarations de certains hommes d’État sont si pleines de contradictions et d’ambiguïté qu’il est à craindre que la paix de demain ne contienne, par l’égoïsme et l’impérialisme des grandes nations, la faiblesse et la lâcheté des petits peuples, les germes d’une guerre future.
Aussi bien, les responsabilités qui pèsent sur les grandes nations pèsent-elles sur les petits peuples et les individus. Placé en face de ces responsabilités, le peuple algérien, dans son désir de servir à la fois la paix et la liberté, élève sa voix pour dénoncer le régime colonial qui lui est imposé, rappeler ses protestations antérieures, et revendiquer son droit à la vie.
La colonisation de l’Algérie par la France, héritière pourtant des principes de 1789, dure depuis plus d’un siècle. Cette colonisation « démocratique » a pu évoluer librement, sans entrave, depuis au moins 70 ans. L’expérience a été longue. Elle suffit pour juger l’œuvre à ses résultats.
De ces résultats, c’est-à-dire de la structure actuelle du pays, se dégagent les principes rationnels qui permettront aux nations éprises de liberté et de justice d’atteindre, dans le drame algérien, à la vérité, et d’aider ainsi, en toute connaissance de cause, à l’établissement d’un régime de liberté, de justice sociale et de fraternité humaine.
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Un homme d’État français, doublé d’un gouverneur des colonies, Paul Bert, a pu écrire à propos de conquêtes coloniales :
« Quand un peuple, pour des raisons quelconques, a mis le pied sur le territoire d’un autre peuple, il n’a que trois partis à prendre : exterminer le peuple vaincu, le réduire au servage honteux, ou l’associer à ses destinées. »
Il suffit d’examiner le processus de la colonisation en Algérie pour se rendre compte comment la politique d’« assimilation », appliquée automatiquement aux uns et refusée aux autres, a réduit la société musulmane à la servitude la plus complète.
Cet asservissement n’a pas été prémédité par la France. Il s’est imposé à elle par la force des choses, comme résultat inéluctable du système du peuplement européen défini par le maréchal Bugeaud lui-même :
« Ah ! s’il n’y avait pas d’Arabes en Algérie ou s’ils ressemblaient à ces peuples efféminés de l’Inde, je me serais bien gardé de conseiller à mon pays de faire à coup de budget une base de colonisation avec l’élément militaire.
Mais l’existence de cette nation, si vigoureuse, si bien préparée pour la guerre, si supérieure à ce point aux masses européennes que nous pourrions introduire dans le pays, nous impose l’obligation absolue d’établir devant elle, à côté d’elle, au milieu d’elle, la population la plus vigoureuse possible. »
L’installation de ces masses européennes est le trait capital de l’histoire algérienne depuis l’occupation française. Les Algériens, c’est-à-dire les Arabo-Berbères, passent au second plan des préoccupations des pouvoirs publics. Et malgré leur prédominance numérique et leurs droits imprescriptibles, ils sont contraints de reculer et de s’effacer sous le poids de la défaite.
Désormais, deux Algéries vont coexister et se juxtaposer : la colonie française, toute européenne, et l’Algérie musulmane, celle des Arabo-Berbères.
Elles se dénombrent aujourd’hui, 113 ans après la capitulation d’Alger, de la manière suivante :
Colonie française : 700 000 Européens (Français d’origine ou étrangers naturalisés par le décret du 26 juin 1889) et 130 000 Algériens israélites français par le décret Crémieux du 26 octobre 1870. Au total 830 000 citoyens exerçant la pleine souveraineté en Algérie.
Algérie musulmane : 8 500 000 arabo-berbères définis par le sénatus-consulte de 1865 « Indigènes musulmans sujets français » et maintenus à l’état de vaincus et d’assujettis.
Ces indigènes sont pourtant soumis à toutes les obligations des Français, y compris le service militaire obligatoire.
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Le caractère saillant et continu de la colonisation française est la subordination de tout le pays avec son humanité, ses richesses, son outillage, son administration, à cet élément français et européen. La politique de rattachement de l’Algérie à la métropole, dite « politique d’assimilation », trouve là sa source, sa justification et sa plus forte expression.
Il serait long et fastidieux de suivre, dans le détail de son évolution, cette colonisation. Il suffit d’en noter les étapes principales.
De 1830 à 1900, la colonie française, sous la protection du régime militaire [régime du sabre], prend naissance et commence à prospérer. Par la spoliation et l’expropriation, elle s’empare des immeubles des villes et des meilleures terres, qu’elle distribue aux Européens. En 1851, on compte déjà 4 773 concessions, représentant 19 000 hectares.
Napoléon III, mécontent des résultats du plébiscite en Algérie et effrayé par l’appétit d’un trop grand nombre d’aventuriers, inaugure le régime des grandes concessions. En 1863, 160 000 hectares de forêts, des plus belles et des plus faciles à exploiter, sont concédées, à titre définitif, à une trentaine de bénéficiaires, et 50 000 hectares de bonnes terres sont partagés entre 51 concessionnaires. En 1865, la Société générale de l’Habra et de la Macta obtient 25 000 hectares dans la plaine du Sig, et la Société générale algérienne, qui deviendra en 1877 la Compagnie algérienne, reçoit 100 000 hectares dans le département de Constantine.
La IIIe République revient au régime des lots de colonisation. De 1870 à 1877, l’administration crée 198 villages peuplés de 30 000 colons. Et la population française passe de 195 000 à 268 000 et ne cesse de s’accroître, favorisée par la naturalisation globale des indigènes israélites (1870) et des étrangers nés en Algérie (1889).
Pour se libérer du régime militaire, peu favorable à son développement, cette colonie européenne revendique, de bonne heure, le bénéfice du rattachement. Elle obtient la création des communes de plein-exercice, analogues à celles de France, des assemblées départementales, et le bénéfice de la représentation parlementaire à Paris.
Ces institutions démocratiques, réalisées au profit des seuls vainqueurs, ouvrent les vannes au flot montant des Européens.
La réaction de défense du peuple algérien, dont le soulèvement de Mokrani en 1871 et la révolte des Ouled-Sidi-Cheikh en 1881 sont les derniers soubresauts, étant brisée, la colonisation européenne passe en 1896 à 536 000 dont 318 000 Français et 218 000 étrangers.
En 1900, les tribus arabes ont déjà perdu, par l’application des différents décrets, 2 250 000 des meilleures terres et, dans la seule opération du séquestre de 1871, les Kabyles perdent 2 639 000 hectares.
La colonie française a pris racine sur le sol algérien. Elle prend de plus en plus conscience de sa responsabilité et de sa force. La tutelle de la France et son droit de regard commencent à lui peser. La politique de rattachement n’est plus en faveur. Alors commence une nouvelle étape. La colonie songe à son indépendance. Selon l’historien E.-F. Gautier, les troubles anti-juifs de 1896 n’exprimaient que le désir des colons de se libérer de la métropole. En effet, les cris de « Mort aux Juifs » disparaissent dès que l’Algérie obtient l’autonomie financière et la création des Assemblées algériennes. Ces assemblées, véritable oligarchie, seront maîtresses du budget. Elles voteront les impôts et ordonneront les dépenses.
De 1900 à nos jours, cette indépendance financière s’accentuera et débordera sur le plan politique. Les Assemblées algériennes essaient de jouer au petit Parlement algérien. Et les colons laissent percer la menace de l’indépendance totale dès que leurs intérêts sont en jeu. (Crise du contingentement des vins 1930.)
Pour l’instant, la colonie française est à l’apogée de sa puissance. Les 830 000 citoyens qui la composent jouissent d’une double citoyenneté : ils sont citoyens de l’Algérie qu’ils administrent en toute liberté [à leur fantaisie], et citoyens de la France grâce à leur représentation au Parlement français.
Ces citoyens n’ont pas manqué d’imprimer à l’Algérie tout entière leurs conceptions et leur domination. Les 30 000 kilomètres de routes et les 5 000 kilomètres de voies ferrées sont créés en fonction de leurs besoins stricts. Les travaux hydrauliques et les grands barrages ont été construits pour irriguer leurs terres. La culture de la vigne surtout atteint un développement inespéré et constitue le meilleur de leur fortune. Le vignoble couvre une superficie de 230 000 hectares et sa production annuelle est de 13 millions d’hectolitres.
En général, les concessions initiales ont disparu pour faire place au domaine féodal. Le peuplement rural est, de ce fait, en régression. Les statistiques de 1930 montrent qu’il n’existe plus que 26 153 colons européens. Parmi ces Européens, 1,8 % seulement possèdent moins de 10 hectares, 2,24 % cultivent de 10 à 50 hectares, 15,5 % exploitent de 50 à 100 hectares et 73,4 9 % plus de 100 hectares. Ces exploitations, lorsqu’elles portent sur des terres à céréales, arrivent à atteindre 15.000 hectares.
C’est le régime de la grande propriété ayant à sa tête un Européen, mais où le travail est fourni par les salariés indigènes.
Cette féodalité agraire, exerçant une double souveraineté, n’a pas manqué de forger à cette société coloniale une âme impérialiste et raciste. La force créant le droit est devenu son credo et sa marche guerrière :
« Nous, Français, sommes chez nous en Algérie. Nous nous sommes rendus maîtres du pays par la force car une conquête ne peut se réaliser que par la force et implique nécessairement le fait qu’il y a eu des vainqueurs et des vaincus. Lorsque ceux-ci ont été matés, nous avons pu organiser le pays et cette organisation affirme encore l’idée de supériorité du vainqueur sur le vaincu, du civilisé sur l’homme inférieur… Nous sommes les légitimes propriétaires du pays. »
(L’Afrique latine, mai 1922.)
On ne peut mieux affirmer le droit du plus fort. Il faut remonter à des temps très anciens pour retrouver, au profit d’une caste aussi peu nombreuse, des privilèges aussi exorbitants. La noblesse de 1789, détruite par les ancêtres de nos républicains d’aujourd’hui, ne jouissait pas en France d’une position aussi extraordinairement forte.
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L’Algérie musulmane, elle, va, d’abord héroïquement puis en silence, et enfin par des revendications incessantes, affirmer son droit à la vie et à l’existence.
L’administration du Dey s’effondra en 20 jours. Mais il faudra 27 ans pour que l’armée française, riche de la tradition guerrière de Bonaparte, arrive à bout de la résistance du paysan arabe et berbère. « La nation vigoureuse », riche et puissante, à laquelle le maréchal Bugeaud a été obligé de rendre hommage, ne capitulera pas. Les tribus défendront âprement leur sol, leurs biens, leur liberté et, surtout, cet Islam, cher à leur cœur, qui représentait leur concept politique, social et religieux.
La conquête de l’Algérie par la France n’a été réelle que par l’écrasement et la destruction complète de ces tribus. « Qui veut la fin veut les moyens », dira un officier français de l’époque. Et ce fut vraiment 27 années d’une tragédie sans nom.
Cette tragédie [saignée] gigantesque n’eut pas raison de l’obstination des populations conquises. « La France marchera en avant, écriront les chefs arabes à Lamoricière après la chute de l’émir Abdelkader, mais elle sera forcée de se retirer et nous reviendrons.
Vois-tu la vague se soulever quand l’oiseau l’effleure de son aile ? C’est l’image de votre passage en Afrique. »
L’Algérie musulmane n’eut réellement conscience de sa défaite et de sa ruine qu’avec la conquête économique du pays. Le rêve que la défaite a laissé subsister ne résistera pas à la mainmise de la colonisation sur le sol algérien. Le facteur économique sera déterminant. Tout l’édifice antérieur à 1830 sautera. Socialement et économiquement, c’est l’écroulement total avec son cortège de deuils, de paupérisme, de servage et d’émigration vers des pays lointains.
Il est peut-être utile de souligner avec le professeur Larcher que la politique d’annexion de l’Algérie et son assimilation à la métropole se traduisent, au regard des Indigènes musulmans, par
« cette division factice du territoire algérien en départements, en arrondissements, en communes, qui ne correspondent en rien aux circonscriptions de même nom de la métropole ; par l’introduction dans un pays neuf de ces rouages savants et compliqués qui, en pays barbare, deviennent ridicules ou scandaleux ; par ces conseils municipaux où quelques Européens fraîchement francisés font la loi à des milliers d’indigènes ; par ce Jury de colons jugeant avec un parti-pris révoltant les Arabes et les Kabyles qui leur sont déférés ; par l’application à la propriété indigène de notre code civil, ce qui aboutit au dépouillement de tribus entières…. »
À cet égard, l’Algérie musulmane subit une véritable destruction révolutionnaire. L’ordre nouveau la plaça en face d’un bouleversement soudain et inattendu. Elle fut obligée de s’adapter ou de disparaître. Pour longtemps, hélas, elle disparut.
Les Algériens musulmans seront à tel point dépossédés et asservis qu’ils apparaîtront, dans leur propre pays, comme de misérables étrangers : services publics, armée, administration, commerce, industrie, banque, presse, tout sera entre les mains de la minorité européenne. L’indigène ne sera plus rien. Sa langue même sera officiellement qualifiée de langue étrangère. L’Européen, qui le domine et le gouverne, sera tout. Il lui disputera même les emplois les plus subalternes : cantonnier, garde-champêtre, concierge, portier…3
Mais l’adaptation, malgré toutes les entraves, se réalisera. Le phénomène d’auto-défense se traduit pour notre peuple par un accommodement tacite à la situation nouvelle. De propriétaires, disposant d’immenses étendues de terre, il deviendra un peuple de petits paysans et surtout de salariés. La statistique quinquennale de 1930 fixe à 1 338 770 seulement le nombre des propriétaires indigènes musulmans possédant, en moyenne, deux hectares de tertre chacun. Ces paysans vivent misérablement, mais ils vivent tout de même.
Le reste de la population constitue cet immense prolétariat, instrument de base de la richesse de la colonie française. Ce prolétariat donne à l’Algérie sa physionomie spécifique : ouvriers en haillons, cireurs déguenillé, infirmes se traînant misérablement, mendiants faméliques, tout un peuple sorti d’on ne sait quelle cour des miracles avec ses yeux fiévreux et son teint maladif.
Ce peuple reçoit un salaire de famine [C’est cependant à ce peuple auquel elle doit toute sa fortune que la colonisation continue à payer des salaires si dérisoires qu’ils rappellent l’esclavage moyenâgeux] : un franc à 1,50 par jour de 1870 à 1914, pour une journée de 12 à 14 heures de travail ; 4 à 8 francs de 1914 à 1935 et 8 à 12 francs jusqu’en 1941. Cependant ce serf a trouvé, lui aussi, dans sa forte natalité, sa manière de, sa manière de résister et de durer. Sans doute la mortalité infantile, maintenue par le manque d’hygiène et l’ignorance, peut atteindre de 60 à 70 % des naissances. Les foyers prolétariens restent quand même riches de 5,6 et 7 enfants.
Enfin, cette Algérie musulmane pense à s’évader de son milieu primitif pour s’adapter aux conceptions sociales modernes. En 1892, la France, fidèle a sa mission éducative, amorce la création de l’enseignement français pour les indigènes. Ceux-ci mettent à profit cette création pour constituer peu à peu une élite intellectuelle, paysanne, artisanale et ouvrière.
Cette élite adopte les idées de l’Occident, sa technique, ses méthodes de travail. Elle assimile sa culture, son enseignement. Faute d’écoles, le contingent est faible : un millier d’ouvriers spécialisés, 41 médecins, 22 pharmaciens, 9 chirurgiens-dentistes, 3 ingénieurs, 70 avocats, 10 professeurs de l’enseignement secondaire et 500 instituteurs. Mais elle supplée à son petit nombre par son dynamisme et son désir sortir et de faire sortir toute l’Algérie musulmane de l’obscurantisme dans lequel elle croupit. Elle envoie, chaque fois qu’il lui sera possible, non seulement ses fils, mais encore ses filles à l’école française. La civilisation, la Révolution française de 1789, le progrès l’enthousiasment et lui forgent une âme neuve.
Cette société naissante s’enrichit en 1919 de deux éléments nouveaux : l’ancien combattant et l’élu du peuple. Les paysans qui, à la Marne et à Verdun, ont contribuer à sauver les libertés de la France ne consentent plus, démobilisés, à redevenir des serfs corvéables à merci. Ils militent avec l’élite pour des conditions de vie meilleures.
Par ailleurs, la loi de Février 1919 a accordé aux indigènes musulmans des représentants élus aux lieu et place des anciens délégués indigènes du Gouvernement et des représentants administratifs.
Ces élus, eux aussi, modérément ou énergiquement, réclament des droits pour le peuple vaincu, puisqu’a aussi bien ce peuple est associé aujourd’hui à la défense et à la sécurité de la France. Leur voix est faible, puisque leur nombre ne pas dépasser le tiers dans toutes les Assemblées. Mais leurs plaidoyers trouvent des auditeurs dans la métropole.
De plus, et cette fois sur le plan extérieur, la société musulmane bénéficia en 1922 d’un enseignement capital : la révolution turque et l’œuvre de Mustapha Kemal. Dans le conflit intérieur qui oppose, chez les Musulmans, ceux qui s’accrochent au passé et ceux qui veulent aller de l’avant, l’immortel Ataturk et son œuvre sont des facteurs déterminants. La Turquie nouvelle a ouvert des horizons nouveaux et pèse, d’une manière heureuse et de tout son poids, sur l’avenir de l’Algérie musulmane comme elle a pesé sur tout le Proche-Orient et notamment sur l’Égypte et l’Irak, aujourd’hui alliés de la Grande-Bretagne.
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Mais la colonisation ne relève ni d’un souci humanitaire ni d’un souci de justice et encore moins de la civilisation et du progrès. Elle est, dans son essence même, un phénomène impérialiste. Et comme tel, elle exige pour se développer et durer l’existence simultanée de deux sociétés, l’une opprimant l’autre.
Le colon oui a exercé durant un siècle cette domination n’entend nullement en être privé. Il a la joie quotidienne de commander, d’être le maître, de représenter un soi-disant homme supérieur [il a la joie quotidienne de commander]. C’est beaucoup trop. Et à l’évolution de l’indigène et à sa volonté farouche de se libérer et de s émanciper, le colon opposera une volonté non moins violente de maintenir cet indigène dans sa condition première.
Ce faisant, il entourera sa caste d’un barrage puissant, impénétrable. Le réseau de lois d’exception, dans lequel il a enfermé le peuple algérien : indigénat, code forestier, communes mixtes, exclusion des cadres administratifs et des fonctions d’autorité, cours criminelles, pouvoir d’internement administratif, décret Régnier, police de l’enseignement arabe, tout cela relève du même principe impérialiste. L’hostilité qu’il manifeste à l’égard de l’enseignement des indigènes (70.000 élèves scolarisés seulement sur plus d’un million d’enfants d’âge scolaire), la mise à l’index de toute l’élite musulmane, la collaboration avec l’anachronique bachaga, la suspicion qu’il fait peser sur tout Musulman qui tente de penser et de réfléchir traduisent bien la volonté constante de ce même colon de maintenir l’indigène hors du droit commun [à l’état d’esclavage]. La colonie française n’admet l’égalité avec l’Algérie musulmane que sur un seul plan : les sacrifices sur les champs de bataille. Et là encore, faut-il que l’indigène se batte et meure à titre indigène, avec une solde et une pension de mercenaire, même s’il est diplômé et spécialisé.
Les promesses et les projets d’émancipation n’ont cependant pas manqué. Les principes directeurs non plus. Le maréchal Bugeaud au écrivait en 1844 :
« Nous avons fait sentir notre force et notre puissance aux tributs d’Afrique. Il faut leur faire connaître maintenant notre bonté et notre justice. Ainsi, nous pourrons espérer de leur faire d’abord supporter notre domination, de les y accoutumer plus tard, et à la longue, de les identifier avec nous, de manière à ne former qu’un seul et même peuple sous le gouvernement paternel du roi de France. »
Nous ne nous inquiéterons pas de savoir si les Arabo-Berbères acceptaient, à cette époque, de s’identifier avec les Bretons ou les Provençaux et dans quelle mesure ils désiraient former, avec les Français, un seul et même peuple. Un pays vaincu, surtout s’il n’est pas chrétien, n a pas d’avis à formuler. La question est de rappeler et de voir comment les directives du maréchal Bugeaud ont été appliquées et quel sort le siècle de colonisation et l’égoïsme des colons leur ont réservé.
En 1887, MM. Michelin et Gautier déposent sur le bureau de la Chambre une proposition tendant à accorder la qualité de citoyen français aux Musulmans d’Algérie.
En 1890, M. Martineau dépose un autre projet demandant la citoyenneté pour une catégorie de Musulmans bien déterminée.
En 1898, M. Jaurès reprend la question et demande l’émancipation des Musulmans algériens par l’attribution de la qualité de citoyen français.
En novembre 1915, M. Clemenceau et M. G. Leygues élaborent un programme de réforme en faveur de la citoyenneté des Musulmans algériens.
Enfin, en 1937, le Gouvernement français lui-même, appuyé par une forte majorité parlementaire, dépose un dernier projet de citoyenneté française, le projet Viollette, en faveur d’environ 30.000 indigènes, tous anciens combattants, fonctionnaires, bacheliers de l’enseignement secondaire, instituteurs, etc…
De tous ces projets – et il y en a eu d’autres, avec d’autres promesses –, aucun n’a abouti et – nous pouvons le dire maintenant — aucun ne pourra jamais aboutir. Pour le projet Viollette, il a suffi de la démission, en signe de protestation, des maires-colons d’Algérie pour que les Parlements – et le gouvernement et avec eux la France elle-même – capitulent.
La colonie française, avec sa capitale Alger, qui administre et gouverne, n’acceptera jamais une reforme qui affaiblirait sa position et diminuerait ses profits, même si cette réforme est dictée par Paris et la France entière.
Les sacrifices du peuple algérien n’ont pourtant pas manqué. Les soldats musulmans algériens, depuis les guerres du Second Empire, se sont battus sur tous les champs de bataille. Là où la France avait quelque chose à défendre, depuis la création de son empire colonial jusqu’à la défense de ses libertés menacées, depuis le Tonkin jusqu’à Charleroi, l’héroïsme de nos combattants a été légendaire.
Nous avons pensé qu’après les malheurs qui ont frappé la France en 1940, le colon allait comprendre ses devoirs et considérer le problème algérien. Mais pas plus que la victoire de 1918, la défaite de la métropole ne l’incita à la réflexion. Bien au contraire, la colonie européenne dans sa majorité interpréta le régime de Vichy et l’ordre nouveau institué par le Maréchal Pétain, comme l’expression intime de son idéal et la possibilité de satisfaire sa soif de domination. Elle recevait à sa table les officiers allemands des commissions d’armistice et les dressait contre les Musulmans qu’elle représentait comme des communistes et des révolutionnaires dangereux.
Après le débarquement des Alliés, le 8 novembre 1942, ces colons, qui ne sont pas à un reniement près pourvu que leur bastion féodal soit maintenu, recommencent, auprès des Anglo-Américains, la même propagande [malhonnête]. Cette fois, les Musulmans passent pour des germanophiles, des sauvages, des voleurs et des dégénérés. Cette propagande insidieuse est allée jusqu’à faire admettre aux Alliés que l’ouvrier indigène ne devait pas recevoir un salaire normal.
Qu’est-ce à dire sinon que le « problème algérien » – nous nous autorisons à le rappeler – est essentiellement d’ordre racial et religieux et que l’exclusive qui frappe l’élément autochtone s’étend à toutes les classes de la société ! [le problème est non seulement d’ordre social ou religieux mais encore au premier chef un problème relevant de la lutte des classes]
Voilà le drame profond et brutal, auquel la colonisation [la plus injuste] a donné naissance. L’identification et la formation d’un seul peuple sous « le même gouvernement paternel » a fait faillite. Nous venons d’indiquer les causes de cet échec. On pourra d’ailleurs controverser et épiloguer à l’infini sur ces causes, on n’empêchera pas le fait historique d’exister. Le bloc européen et le bloc musulman restent distincts l’un l’autre, sans âme commune. L’un fort de ses privilèges et de sa position sociale, l’autre menaçant par le problème démographique qu’il pose et par la place au soleil qu’il revendique et qui lui est refusée.
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Il nous faut donc rechercher, en dehors des erreurs du passé et des formules usées, la solution rationnelle qui mettra fin à ce conflit séculaire.
Nous sommes en Afrique du Nord, aux portes de l’Europe et le monde civilisé assiste à ce spectacle anachronique : une colonisation s’exerçant sur une race blanche [colonisation sur une race méditerranéenne] au passé prestigieux, apparentée aux races méditerranéennes, perfectible et ayant manifesté un sincère désir de progrès.
Politiquement et moralement, cette colonisation ne peut avoir d’autre concept que celui de deux sociétés étrangères l’une à l’autre. Son refus systématique ou déguisé de donner accès, dans la cité française, aux Algériens musulmans, a découragé tous les partisans de la politique d’assimilation étendue aux autochtones. Cette politique apparaît aujourd’hui, aux yeux de tous, comme une chimère inaccessible, une machine dangereuse mise au service de la colonisation.
Désormais, un Musulman algérien ne demandera pas autre chose que d’être un Algérien musulman. Depuis l’abrogation du décret Crémieux4 surtout, la nationalité et la citoyenneté algériennes lui offrent plus de sécurité et apportent une plus claire et plus logique solution au problème de son évolution et de son émancipation. Économiquement, cette colonisation s’est révélée incapable d’améliorer et de résoudre les grands problèmes qu’elle a, elle même, posés. Or l’Algérie bien administrée, bien dirigée, bien équipée est susceptible de nourrir, pour moins 20 millions d’habitants, dont elle pourrait assurer le bien-être et la paix sociale. Emprisonnée dans le cadre colonial, elle n’est en mesure ni de nourrir, ni d’instruire, ni d’habiller, ni de loger, ni de soigner la moitié de sa population actuelle.
Son équipement, tout juste suffisant de la population d’une caste qui représente le 1/8e de la population totale, restera superficiel et dérisoire, tant que l’Algérie n’aura pas un gouvernement issu du peuple et agissant au profit du peuple. La vérité historique est là et ne peut être nulle part ailleurs.
Le Président Roosevelt, dans sa déclaration faite au nom lies Alliés, a donné l’assurance que, dans l’organisation du monde nouveau, les droits de tous les peuples, petits et grands, seraient respectés.5 Fort de cette déclaration, le peuple algérien demande dès aujourd’hui, pour éviter tout malentendu et barrer la route aux visées et aux convoitises qui pourraient naître demain :
A) La condamnation et l’abolition de la colonisation c’est-à-dire, de l’annexion et de l’exploitation d’un peuple par un autre peuple. Cette colonisation n’est qu’une forme collective de l’esclavage individuel de l’antiquité et du servage du moyen âge. Elle est, en outre, une des causes principales des rivalités et des conflagrations entre les grandes puissances.
B) L’application pour tous les pays, petits et grands, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
C) la dotation de l’Algérie d’une CONSTITUTION [républicaine et sociale] PROPRE, garantissant :
1) La liberté et l’égalité absolue de tous ses habitants, sans distinction de race ni de religion.
2) La suppression de la propriété féodale par une grande réforme agraire et le droit au bien-être de l’immense prolétariat agricole.
3) La reconnaissance de la langue arabe comme langue officielle au même titre que la langue française.
4) La liberté de la presse et le droit d’association.
5) L’instruction gratuite et obligatoire pour les enfants des deux sexes.
6) La liberté du culte pour tous les habitants et l’application à toutes les religions du principe de la séparation de l’Église et de l’État.
D) La participation immédiate et effective, des Musulmans algériens au gouvernement de leur pays [la formation immédiate d’un gouvernement provisoire issu du peuple], ainsi que cela a été fait par le gouvernement de Sa Majesté britannique et le général Catroux en Syrie et par le gouvernement a maréchal Pétain et les Allemands en Tunisie. Ce gouvernement pourra seul réaliser [ce gouvernement pourra seul réaliser aux côtés du général Giraud et des armées anglo-américaines], dans un climat d’unité morale parfaite, la participation du peuple algérien à la lutte commune.6
E) La libération de tous les condamnés et internés politiques à quelque parti qu’ils appartiennent.
La garantie et la réalisation de ces cinq points assurera l’entière et sincère adhésion de l’Algérie musulmane à la lutte pour le triomphe du Droit et de la Liberté.
La Conférence d’Anfa,7 bien que tenue sur le sol nord-africain, a été muette sur le problème de la colonisation. Le peuple algérien en a été profondément ému. La formule qui consiste à dire que, nous devons d’abord faire la guerre n’a donné, à la paix de 1918, que des déceptions. Elle ne peut satisfaire personne. Des peuples comme le nôtre, touchés par d’énormes sacrifices, ont été contraints à la fin de la Grande Guerre de subir encore dures épreuves sans même accéder à cette liberté pour laquelle leurs enfants sont morts.
Le peuple algérien, connaissant le sort réservé aux promesses faites durant les hostilités, voudrait voir son avenir assuré par des réalisations tangibles immédiates.
Il accepte tous les sacrifices. C’est aux autorités responsables [C’est aux Nations-Unies] à accepter sa liberté.
Fait à ALGER, le 10 février 1943.
- Abdelkader SAYAH
- Conseiller général Président de la Section arabe des Délégations financières
- Docteur BENDJELLOUL
- Conseiller général
- Délégué financier
- Mebarek Ali BEN ALLAL
- Conseiller général
- Délégué financier
- Ahmed GHERSI
- Conseiller général
- Délégué financier
- Hadj Hacène BACHTARZI
- Conseiller général
- Délégué financier
- Ferhat ABBAS
- Conseiller général
- Délégué financier
- Mohammed KHIAR
- Conseiller Municipal
- Délégué financier
- TAMZALI Allaoua
- Délégué Financier
- TAMZALI Khelil
- Délégué financier
- Docteur A. TAMZALI
- Conseiller général
- Président de la Section kabyle des Délégations financières.
- Docteur SAADANE
- Conseiller général
- Docteur BENSALEM
- Conseiller général
- M. LALLOUT
- Conseiller général
- Abderrahmane BOUKERDENNA
- Conseiller national
- Abdelkader CADI
- Président des fellahs
- Docteur BENKHELLIL
- Conseiller municipal
- A. ABASSA
- Conseiller général
- Délégué financier
- Maître TALEB ABDESSELAM
- Conseiller général
- Délégué financier
- A. OURABAH
- Conseiller général
- Délégué financier
- Dr BEN EL-MOUFFOK
- Docteur AIT SI AHMED
- Maître Kaddour SATOR
- Avocat
- Mustapha SMATI
- Pharmacien
- Mohamed Salah ABBAS
- Agriculteur
- Hocine HAFFADH
- Président des Combattants musulmans
- A. ZOUGHAILECHE
- Mohamed Salah SRAOUI
- Membre de la Chambre d’Agriculture
- SI AHMED MAIZA
- Ancien cadi
- Maître Abdelkader HADDOU
- Avocat
- HOCINE AHMED YAHIA
- Avocat
- Salah MAIZA
- Caïd, agriculteur
- Docteur Ahmed FRANCIS
- Ancien combattant
- Conseiller municipal
- Ahmed BOUMENDJEL
- Avocat
- Aziz KESSOUS
- Journaliste
- Aissa ATTAR
- Cheminot
- Maître Abdelkader FRANCIS
- Avocat
- MESSAI Lakhdar
- Instituteur
- ABDELMADJID ZIOUI
- Représentant de commerce
- Dr Bachir ABDELWAHAB
- Conseiller général
- Docteur LAKHDARI
- Conseiller général
- Délégué financier
- Chentouf ADDA
- Délégué financier
- A. BEN ALI CHERIF
- Délégué financier
- Chérif BENHABYLES
- Délégué financier
- René FOUDIL
- Délégué financier
- Abderrahmane BENKHELAF
- Conseiller général
- Mahieddine ZERROUK
- Conseiller général
- GUEHRIA Zine
- Conseiller général
- Chérif SISBANE
- Conseiller national
- Chérif BOUYOUCEF
- Président de l’Amicale des membres de djemaâs
- Maître MOSTEFAI
- Adjoint au maire
- Abdelkader MAHDAD
- Professeur agrégé
- Docteur SMATI
- Ancien délégué financier
- CHERIF HADJ SAïD
- Avocat
- Bourhandine GATY
- Professeur adjoint
- Maître GHARIB
- Conseiller municipal
- Mohamed El Hadi DJEMAME
- Président de l’Association des Étudiants musulmans
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