L’énigme de Napoléon III

La nation l’avait choisi pour tout oser, et ce qu’elle attendait de lui, c’était l’audace et non la prudence. Il avait toujours, dit-on, été très adonné aux plaisirs et peu délicat dans le choix. Cette passion de jouissances vulgaires et ce goût du bien-être s’étaient encore accrus avec les facilités du pouvoir. Il y alanguissait chaque jour son énergie, y amortissait et rabaissait son ambition même.
Son intelligence était incohérente, confuse, remplie de grandes pensées mal appareillées, qu’il empruntait tantôt aux exemples de Napoléon, tantôt aux théorie socialistes, quelquefois aux souvenirs de l’Angleterre où il avait vécu ; sources très différentes et souvent fort contraires. Il les avait péniblement amassées dans des méditations solitaires, loin du contact des faits et des hommes, car il était naturellement rêveur et chimérique. Mais, quand on le forçait de sortir de ces vagues et vastes régions pour resserrer son esprit dans le limites d’une affaire, celui-ci se trouvait capable de justesse, quelquefois de finesse et d’étendue, et même d’une certaine profondeur, mais jamais sûr et toujours prêt à placer une idée bizarre à côté d’une idée juste.
En général, il était difficile de l’approcher longtemps et très près sans découvrir une petite veine de folie, courant ainsi au milieu de son bon sens, et dont la vue, rappelant sans cesse les escapades de sa jeunesse, servait à les expliquer.
On peut dire, au demeurant, que ce fut sa folie plus que sa raison qui, grâce aux circonstances, fit son succès et sa force car le monde est un étrange théâtre. Il s’y rencontre des moments où les plus mauvaises pièces sont celles qui y réussissent le mieux. Si Louis Napoléon avait été un homme sage, ou même un homme de génie, il ne fût jamais devenu président de la République.
Il se fiait à une étoile ; il se croyait fermement l’instrument de la destinée et l’homme nécessaire. J’ai toujours cru qu’il était réellement convaincu de son droit, et je doute que Charles X ait jamais été plus entiché de sa légitimité qu’il l’était de la sienne ; aussi incapable, du reste, que celui-ci, de rendre raison de sa foi : car s’il avait une sorte d’adoration abstraite pour le peuple il ressentait très peu de goût pour la liberté. Le trait caractéristique et fondamental de son esprit, en matière politique, était la haine et le mépris des assemblées. Le régime de la monarchie constitutionnelle lui paraissait plus insupportable que celui même de la république. L’orgueil que lui donnait son nom, qui était sans bornes, s’inclinait volontiers devant la nation, mais il se révoltait à l’idée de subir l’influence d’un parlement.
Il avait eu, avant d’arriver au pouvoir, le temps de renforcer ce goût naturel que les princes médiocres ont toujours pour la valetaille, par les habitudes de vingt ans de conspirations passés au milieu d’aventuriers de bas étage, d’hommes ruinés ou tarés, de jeunes débauchés, seules personnes qui, pendant tout ce temps, avaient pu consentir à lui servir de complaisants ou de complices. Lui-même, à travers ses bonnes manières, laissait percer quelque chose qui sentait l’aventurier et le prince de hasard. Il continuait à se plaire au milieu de cette compagnie subalterne, alors qu’il n’était plus obligé d’y vivre.
Je crois que la difficulté qu’il avait à exprimer ses pensées autrement que par écrit l’attachait aux gens qui étaient depuis longtemps au courant de ses idées et familiers avec ses rêveries, et que son infériorité dans la discussion lui rendait, en général, le contact des hommes d’esprit assez pénible. Il désirait, d’ailleurs, avant tout, rencontrer le dévouement à sa personne et à sa cause (comme si sa personne et sa cause avaient pu le faire naître) ; le mérite le gênait pour peu qu’il fût indépendant. Il lui fallait des croyants en son étoile et des adorateurs vulgaires de sa fortune. On ne pouvait donc l’approcher qu’en passant à travers un groupe de serviteurs intimes et d’amis particuliers, dont le général Changarnier me disait, dès ce temps-là, qu’on pouvait les définir presque tous par ces deux mots qui rimaient ensemble : escrocs et marauds.
En somme rien n’était au-dessous de ses familiers si ce n’est sa famille composée en majeure partie de vauriens et de drôlesses.
Tel est l’homme que le besoin d’un chef et la puissance d’un souvenir avaient mis à la tête de la France, et avec lequel nous allions avoir à la gouverner.

in Alexis de TOCQUEVILLE, Souvenirs, écrits en 1851 et publiés en 1893.

« L’Empereur n’était pas beau et manquait de prestance. De taille moyenne plutôt petite, le buste trop développé pour la hauteur des jambes, il avait quelque chose de gauche dans sa démarche, quoique son maintien eût une dignité qui n’était pas empruntée. Mais il se transformait à cheval : il y prenait tous les avantages, souplesse, aisance, élégance, d’un cavalier accompli. Tout le charme de sa physionomie résidait dans son regard rêveur et comme perdu en des pensées lointaines (…). Il s’était composé de bonne heure un visage hermétique qui longtemps a fait illusion (…). Ce masque d’impassibilité, l’Empereur le dépouillait, dans l’abandon de la vie intime et vis-à-vis de ses hôtes à Compiègne et à Fontainebleau. »

témoignage du baron Beyens, diplomate belge