La conception française de la nation est fondée sur la volonté des citoyens, quelles que soient leurs origines, de vivre ensemble. Elle s’appuie sur une histoire commune, vécue dans un territoire commun. De générations en générations se transmettent des monuments, des œuvres littéraires et artistiques, des paysages, mais aussi une langue qui représentent le bien inaliénable de la communauté des citoyens. C’est cela qui constitue le patrimoine dont la diversité préserve de l’appropriation exclusive par les élites. Le patrimoine c’est la cathédrale de Chartres et Versailles, le théâtre de Molière et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’œuvre de Picasso et la pointe du Raz. Mais ces usines que révèle l’archéologie industrielle, ces haies du profond bocage appartiennent aussi au patrimoine. Ainsi le patrimoine, mémoire vivante et visible, dessine le visage de la France.
La mission de l’École est alors évidente. Elle doit former ceux qui auront la responsabilité d’entretenir et de conserver le patrimoine. Elle doit aussi en assurer la transmission. Les finalités de cette transmission sont civiques et culturelles tout à la fois. Le programme d’éducation civique pour la classe de sixième invite les enseignants à faire percevoir aux élèves leurs « responsabilités face au patrimoine ». Les programmes d’histoire et de géographie sont orientés dans le même sens. En effet, aider les futurs citoyens à s’approprier le patrimoine, c’est rassembler une société par les voies de l’esprit, de la mémoire et de l’histoire. Faire partager à tous, quelles que soient les origines de chacun, le patrimoine commun, c’est mettre en œuvre cette égalité d’éducation que souhaitait Jules Ferry. Ainsi peut-on dessiner une des voies de l’intégration et de la solidarité.
Cependant, l’attachement au patrimoine ne doit pas être délectation nostalgique d’un passé révolu. La capacité créatrice d’un peuple s’exprime d’autant mieux qu’elle s’appuie sur une mémoire conservée et assumée. Une mémoire qui n’est jamais close, fermée sur elle-même, mais qui, revisitée par l’histoire et ses outils critiques, est en perpétuelle évolution. La démarche patrimoniale parce qu’elle n’est pas univoque, parce qu’elle ne repose pas sur une communauté raciale, mais sur une communauté de citoyens, rassemble sans provoquer pour autant un repli orgueilleux sur le territoire national. Le patrimoine donne sa couleur charnelle à la citoyenneté. Assumé et choisi, il préserve les peuples des affirmations agressives.
L’œuvre patrimoniale ainsi conçue est un document. Partie intégrante de programmes, elle n’est pas destinée à les « illustrer » ; elle constitue au même titre qu’une grande bataille, une révolution ou l’écroulement d’un Empire un événement historique. Ainsi, la mémoire se construit au regard de l’histoire.
L’œuvre patrimoniale est inscrite dans un territoire. Mais ce territoire n’est pas sa référence exclusive. L’UNESCO a dessiné les contours du « patrimoine de l’humanité ». Il faudrait entreprendre une réflexion sur le patrimoine européen. Ainsi est-il essentiel de montrer aux élèves les différentes échelles, locale, régionale, européenne, mondiale, d’appropriation du patrimoine, par là passe la prise de conscience d’une citoyenneté ouverte et qui débouche nécessairement sur l’universel.
Dominique Borne, Inspecteur général d’histoire et de géographie, Art et Patrimoine, revue de l’IREHG, n° 6, 1998, p. 7-8.