“Notion fort anciennement en usage dans le droit privé, comment le patrimoine en est-il venu à s’imposer dans le domaine des biens culturels collectifs ? Les dictionnaires courants n’en ont pris acte que depuis peu. La convention internationale de 1972 sur la patrimoine culturel et naturel fournit un point de repère commode. Après être passée du côté de la nature, avoir été travaillée par les économistes et formalisée par les juristes, la notion semble être revenue massivement vers la culture. Non sans s’être lestée d’une évidence nouvelle, dans la mesure où appliquer la catégorie du patrimoine à la nature a d’abord représenté “un coup de force”. Dans la mesure où le patrimoine désigne en effet “l’archétype du bien approprié […], il s’oppose sémantiquement au naturel, au sauvage, à l’inappropriable. Les êtres de la nature forment la classe d’objets la plus éloignée des caractéristiques attendues pour entrer dans la logique patrimoniale”Olivier Godard, «Environnement, modes de coordination et systèmes de légitimité : analyse de la catégorie de patrimoine naturel», Revue économique, 41, 2, 1990, p. 239.
Si la remarque pointe quelque chose de tout à fait juste, reste que le fondement même de patrimoine réside dans le fait de la transmission. Or l’environnement a été qualifié comme “patrimonial” à partir du moment où on a pris conscience que sa dégradation, accidentelle ou ordinaire (la pollution), temporaire ou irréversible, faisait surgir le problème de sa transmission, en la mettant en question […]
Cette évidence, récemment acquise et très massive, du patrimoine ne saurait toutefois occulter que la notion a une histoire : elle n’a eu cours ni en tous lieux, ni en tous temps, ni de la même façon. Ainsi qu’en a-t-il été hors d’Europe et, plus récemment,, dans les anciens pays colonisés? En se plaçant dans une perspective comparatiste, une telle enquête devrait s’employer à repérer les conditions de son émergence, avant de suivre les chemins de sa diffusion et les modalités de sa réception. Dans la tradition européenne, le patrimoine est un mixte et le produit d’une longue histoire. Des études des savants qui en ont retracé l’émergence, il ressort en effet qu’il a fallu la convergence de plusieurs conditions : la pratique de la collection, le souci de la conservation et de la restauration, la progressive constitution de la catégorie de monument historique. Ce sont autant de conditions de possibilité, nécessaires, mais non suffisantes.
Car il a fallu quelque chose de plus : une manière d’être qui relie entre elles et donne sens à ces pratiques. Un certain mode de rapport au monde et au temps. Une conscience, le plus souvent inquiète, que quelque chose (objet, monument, site, paysage) a disparu ou est en passe de disparaître de l’horizon. Il faut donc une crise du temps. Si l’on reprend la classification proposée par Krzysztof Pomian, les objets du patrimoine sont des “sémiophores” : des “objets visibles investis de significations”. Que patrimoine et temporalités soient indissolublement liés est une évidence, puisque le patrimoine est la réunion des sémiophores que se donne, à un moment (et pour un moment), une société. Ils traduisent donc le type de rapport qu’une société décide d’entretenir avec le temps, où compte la dimension du passé. Mais il s’agit d’un passé dont le présent ne peut ou ne veut se détacher complètement. Qu’il s’agisse de le célébrer, de l’imiter, de le conjurer, d’en tirer prestige ou, simplement, de pouvoir le visiter.”

François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Le Seuil, collection «La librairie du XXIe siècle», 2003, p.165 sq.