Paul Veyne, né en 1930, est aussi connu pour ses travaux d’histoire romaine que pour son apport à l’épistémologie de l’histoire. Ce passage consacré aux rapports entre causalité et rétrodiction, mérite d’être connu de tout esprit prétendant comprendre le fonctionnement du discours historique.
Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, Le Seuil, 1978.
Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, Le Seuil, 1978.

Causalité et rétrodiction

L’histoire n’est pas une science et sa manière d’expliquer est de faire comprendre », de raconter comment les choses se sont passées ; ce qui n’aboutit pas à quelque chose de substantiellement différent de ce que fait, chaque matin ou chaque soir, notre quotidien habituel : voila pour la synthèse (le reste est la part de la critique, de l’érudition). S’il en est ainsi, comment se fait-il que la synthèse historique soit difficile qu’elle se fasse progressivement et polémiquement (sic), que les historiens ne soient pas d’accord sur les raisons de la chute de l’Empire romain ou sur les causes de la guerre de Sécession ? II y a deux raisons à cette difficulté. L’une […] est qu’il est difficile de cerner en concepts la diversité du concret. L’autre […] est que l’historien n’a directement accès qu’à une proportion infime de ce concret, celle que lui livrent les documents dont il peut disposer; pour tout le reste, il lui faut boucher les trous. Ce remplissage se fait consciemment pour une très faible part, qui est la part des théories et hypothèses; pour une part immensément plus grande, il se fait inconsciemment parce qu’il va de soi […] Il en est de même dans la vie quotidienne ; si je lis en toutes lettres, dans un document, que le roi boit, ou si je vois un ami en train de boire, il me reste encore à en inférer qu’ils boivent parce qu’ils avaient soif, en quoi je peux me tromper. La synthèse historique n’est pas autre chose que cette opération de remplissage; nous l’appellerons rétrodiction, en empruntant le mot à cette théorie de la connaissance lacunaire qu’est la théorie des probabilités. Il y a prédiction quand on considère un événement comme à venir : combien ai-je ou avais je de chances d’avoir un carré d’as au poker ? Les problèmes de rétrodiction sont au contraire des problèmes de probabilité des causes ou, pour mieux dire, de probabilité des hypothèses : un événement étant déjà arrivé, quelle en est la bonne explication ? Le roi boit-il parce qu’il a soif ou parce que l’étiquette veut qu’il boive ?
Les problèmes historiques, quand ils ne sont pas des problèmes de critique, sont des problèmes de rétrodiction c’est la raison pour laquelle le mot d’explication est très populaire , auprès des historiens : expliquer est pour eux trouver la bonne explication, boucher un trou, découvrir une rupture des relations entre l’Orient arabe et l’Occident qui fait comprendre le déclin économique subséquent. Toute rétrodiction met donc en jeu une explication causale (la soif fait boire le roi) et peut-être même (du moins l’affirme-t-on), une véritable loi (quiconque a soif boira, s’il peut). Étudier la synthèse historique, ou rétrodiction, c’est étudier quel rôle joue en histoire , l’induction et en quoi consiste la « causalité historique » […]

Causalité ou rétrodiction

Partons de la proposition historique la plus simple : « Louis XIV devint impopulaire parce que les impôts étaient trop lourds ». Il faut savoir que, dans la pratique du métier d’historien, une phrase de ce genre peut avoir été écrite avec deux significations très différentes (il est curieux que, sauf erreur, on ne l’ait jamais dit : aurait-on oublié que l’histoire est connaissance par documents, donc connaissance lacunaire ?); les historiens passent sans cesse d’une de ces significations à l’autre sans crier gare et même sans bien s’en rendre compte et la reconstitution du passé se trame précisément par ces allées et venues. Écrite dans sa première signification, la proposition veut dire que l’historien sait par des documents que les impôts ont bien été la cause de l’impopularité du roi […] Dans la seconde signification, l’historien sait seulement que les impôts étaient lourds et que, par ailleurs, le roi est devenu impopulaire à la fin de son règne ; il suppose alors ou croit évident que l’explication la plus obvie de cette impopularité est le poids des impôts. Dans le premier cas, il nous raconte une intrigue qu’il a lue dans des documents : la fiscalité a rendu le roi impopulaire; dans le second, il fait une rétrodiction, il remonte, de l’impopularité, à une cause présumée, à une hypothèse explicative.

Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Le Seuil, 1971, collection «Points-Histoire», 1978, p. 97-98.