Edgar Quinet [1803-1875] fut à la fois historien, poète, philosophe et homme politique. En 1843, il donne une série de cours critiques au Collège de France consacrés aux jésuites, au même moment que son ami Jules Michelet. Républicain anticlérical, Quinet fut notamment député de l’Ain à la Constituante de 1848. Opposant à Napoléon III, il s’exile à Bruxelles de 1851 à 1858, puis à Genève, avant de rentrer en 1870. Son influence est centrale sur toute une génération de jeunes Républicains, partisans de la laïcité.
En 1850, Edgar Quinet publie L’Enseignement du peuple, ouvrage majeur qui est avant tout un plaidoyer démonstratif en faveur de la laïcité en général, de la nécessaire séparation de l’Église et de l’État mais aussi de gratuité de l’éducation et de la liberté de l’enseignement. Cet ouvrage aura, par la suite, une influence fondamentale sur la politique de Jules Ferry.

 

« Il faut absolument que nous sachions ce que la société nouvelle entend par ces mots : Attaquer la religion.

Un homme enseigne publiquement, dans son catéchisme, que ses ancêtres ont fort bien fait de mettre le Christ en croix, qu’il faudrait recommencer aujourd’hui même s’il revenait sur la terre que les scènes du Calvaire et de la passion n’ont été que justice ; que le Christ est un faux prophète ; qu’il faut, comme tel, continuer à lapider sa mémoire, de générations en générations. Cet homme n’attaque pas le christianisme, car il est juif ; bien loin d’être réprimé, il est peut-être ministre. […]

Un troisième paraît, il professe, il enseigne publiquement, toujours dans son catéchisme, que le judaïsme est un déicide ; le protestantisme, une religion menteuse, dévouée à l’enfer. Cet homme n’attaque ni le judaïsme, ni le protestantisme, car il est catholique. […]

Voyant cela, un quatrième personnage se présente modestement. Il répète en termes froids le jugement qu’il vient d’entendre proférer avec privilège officiel par ses trois prédécesseurs. J’accepte, dit-il, toutes leurs conclusions ; puis, s’inclinant, ne pourrais-je pas, ajoute-t-il, avoir aussi ma part dans l’État, puisque je résume, en aussi bons termes que je le puis, ce qui est professé par les trois dignitaires qui ont parlé avant moi ? Qui êtes-vous ? lui dit-on. Philosophe, répond-il. -C’est autre chose, mon ami. Tout ce que ces messieurs ont dit les uns des autres est excellent et religieux dans leur bouche ; passant dans la vôtre, cela devient crime, impiété. Vous outragez la religion. Non seulement vous n’aurez aucune dignité, mais vous irez ce soir coucher à la Conciergerie.

Veuillez donc m’expliquer cette antinomie, disait-il, en se retirant, à son gardien. Si j’avais dit les mêmes choses comme sectaire, je serais à la tête de la nation. Je les ai dites comme philosophe, je suis en prison. – Précisément, dit le gardien, voilà la porte. – C’est dommage ! dit le philosophe je ne saurai jamais quelle méthode ils emploient pour découvrir si je parle comme philosophe ou comme sectaire ».

Edgar Quinet L’enseignement du peuple, Paris, Chamerot libraire, 1850, chapitre V « les religions d’État », pp. 81-83 (extraits)


« Dans le mélange nouveau qui s’accomplit sous nos yeux, des sectes religieuses et des coteries politiques, nul ne sait plus où commence, où finit son droit de créature morale. Le domaine spirituel, agrandi du domaine de la police, où commence-t-il, où finit-il ? Que faire pour les séparer, pour les distinguer ? Dans ce chaos où chaque théogonie est gardée par un espion, que l’on me dise ce que j’ai le droit d’imaginer, de nier, d’affirmer. De quelque côté de l’univers moral que je me tourne, je vois un infini sous la main de la police.

Tant que la foi est la règle des choses religieuses, chacun sait parfaitement ce qui est interdit ou loisible dans ces matières ; mais, lorsque c’est la politique qui détermine la part de respect due aux croyances, la plus grande incertitude s’établit sur les limites de la liberté de discussion. Dans le temps où le catholicisme était seul la religion d’État, je savais positivement que le protestantisme et le judaïsme restaient abandonnés à la libre discussion philosophique. Mais aujourd’hui dites-moi, de grâce, où finit, où s’arrête le droit ?

Le catholicisme descend- il au rang de ces cultes qu’il était parfaitement loisible à chacun de condamner par la philosophie ? ou bien tous ces cultes sont-ils également placés au-dessus de la controverse ? Vous ne voulez pas tendre de piège dites donc clairement ce que vous entendez faire de l’esprit humain. À quel grand objet moral lui laissez-vous la liberté de s’appliquer ? à quoi réduisez- vous son action, si vous commencez par soustraire son examen, à sa curiosité, à sa critique ou même à ses représailles tout ce que vous avez marqué d’un sceau officiel dans le monde religieux ?

À mesure que vous créez de nouvelles religions d’État, vous diminuez le domaine de la pensée publique. En quel endroit de l’espace et du temps ira-t-elle se réfugier sans risque de rencontrer, de blesser l’un de ces trois mondes également inviolables, catholicisme, protestantisme, judaïsme ? Comment faire pour ne pas se briser contre l’un d’eux, puisqu’à bien dire ils sont toute l’histoire ? Comment l’esprit philosophique subsistera-t-il sans offenser aucun de ces systèmes religieux qui prétendent chacun, occuper l’infini et l’absolu tout entier ? Le seul moyen, c’est de cesser d’être.

Conciliation de toutes les contradictions dans le néant de l’intelligence et l’aveuglement de l’esprit, voilà où aboutit nécessairement cette voie ouverte à plusieurs religions officielles.

La pensée laïque, livrée à des sacerdoces ennemis, n’échappe à l’oppression de l’un que pour expirer sous l’oppression de l’autre. J’évite Grégoire VII ; c’est pour être châtié par Luther ou par le grand rabbin. On entrevoit dans ce chemin un despotisme intellectuel dont l’humanité n’a approché dans aucune époque ».

Edgar Quinet L’enseignement du peuple, Paris, Chamerot libraire, 1850, chapitre V « les religions d’État » pp. 84-87, extrait