Le dimanche 30 septembre 1792, Jean-Marie Roland, ministre de l’Intérieur, adresse une lettre a l’Assemblée, suite à la demande qui lui a été faite de ne pas quitter son poste (il voulait en fait démissionner du ministère pour prendre sa place de député, puisqu’il venait d’être élu à ce titre par le département de la Somme). Il en profite pour s’exprimer contre ceux qui le calomnient.
(…)
« Paris, le 30 septembre.
Je sais qu’il ne convient point à la liberté que l’on s’occupe beaucoup des individus; c’est en mettant les hommes à la place des choses qu’on substitue bientôt les passions au principes, et l’idolâtrie au culte de la loi. Dans les grandes combinaisons sociales, il n’est question de rien moins que du bonheur et de la perfection de l’espèce pour lesquels l’homme même n’est qu’un instrument.
La Convention vient de prouver qu’elle est pénétrée de cette vérité importante; j’en rends grâce au ciel, la liberté de mon pays est assurée; on peut la combattre, mais elle sortira ferme et brillante des luttes les plus terribles.
Et moi aussi je connais cette vérité; je la porte dans mon coeur, je l’ai respectée dans toutes mes démarches. Déjà l’on a fait entendre, et même des écrits périodiques l’ont exprimé, que le fardeau de la responsabilité, la crainte des événements, la faiblesse enfin, me laissaient abandonner le ministère. Hier même, à la tribune de la nation, j’ai été accusé d’avoir manqué de courage dans un moment critique. Le devoir du citoyen est de se rendre au poste où il a été appelé. L’Assemblée nationale m’avait fait revenir au ministère, et je m’honorerai toute ma vie de cette nomination du 10 août. Une portion du souverain me choisit pour son mandataire. Je dus être prêt à me rendre où le dernier témoignage de confiance m’indiquer d’aller. Je le dus, parce que cet appel est une loi, parce que, dans un État libre, ce n’est point à chacun de déterminer ce à quoi il est propre, c’est à la république de le juger; et l’envoyer là ou elle estime qu’il lui sera plus utile. Je le dus, enfin, parce que les idées qu’on attache encore à l’exercice de quelque pouvoir auraient fait regarder avec scandale la préférence qui lui aurait été donnée sur les fonctions honorables de législateur; et que, s’il faut dédaigniez les interprétations calomnieuses, quand on obéit à sa conscience, il faut également éviter d’entretenir des préjugés nuisibles.
Aujourd’hui, des difficultés s’élèvent sur ma nomination. Avant de les discuter, la Convention a voulu examiner si je ne serai pas invité à rester au ministère. Elle sentit que cette invitation dérogerait aux principes rigoureux du républicanisme, qu’il ne fallait point attacher le salut de l’État à l’existence d’un homme dans telle place, et qu’on ne devait revêtir personne de l’espèce d’importance que semblerait lui donner cette invitation solennelle, dont la force morale serait d’ailleurs, une sorte de violence qui ne peut être exercée envers quiconque doit encourir une grande responsabilité.
La Convention a donc manifesté sa sagesse, de même que j’avais prouvé mon dévouement; mais sa délibération m’honore, et m’impose de nouveaux devoirs; j’en sens toute l’étendue; je la mesure sans effroi; le voeu est prononcé; il suffit à mon courage; il m’ouvre la carrière; je m’y lance avec fierté, je reste au ministère; je dois y rester, puisque la très grande majorité de la Convention a manifesté ses intentions à cet égard. Le voeu des 83 départements est une loi nouvelle et supérieure à la volonté, encore douteuse, des électeurs d’un seul département.
J’y reste parce qu’il y a des dangers; je les brave, parce que je n’en crains aucun dès qu’il s’agit de servir ma patrie. Sans doute beaucoup de citoyens pourraient aussi bien, et mieux peut-être, remplir les mêmes fonctions; mais la confiance m’a désigné; elle me retient; j’obéis à sa voix et je serai digne d’elle. Je sacrifie l’honneur, bien grand à mes yeux, de coopérer à la formation d’un gouvernement qui doit être le code du monde; je renonce au repos que j’ai pu mériter, et qui serait doux à ma vieillesse; j’achève le sacrifice, je me consacre tout entier, et je me dévoue jusqu’à la mort. Je sais quelles tempêtes vont se former: les ennemis de la liberté rugissent vainement autour de nous; ils sentent que c’est dans notre sein qu’il faut nous attaquer; ils réunissent tous leurs efforts pour nous déchirer: ils ont répandu l’alarme; ils éveillent la cupidité; ils profitent des circonstances pour agiter le peuple; ils l’inquiètent sur les subsistances, afin d’en arrêter la circulation, de produire la disette et les soulèvements. Des hommes ardents, peut-être égarés, prenant leurs passions pour des vertus, et croyant que la liberté ne peut être bien servie que par eux, en voulant s’en réserver les premiers avantages, sèment les défiances contre toutes les autorités qu’ils n’ont pas créées, dénoncent toutes les personnes qui ne sont pas de leur choix, ne parlent que de trahisons, ne veulent que des mouvements, paralysent le glaive de la loi pour lui substituer le poignard des proscriptions; ils se font un droit de leur audace, un rempart de la terreur qu’ils essaient d’inspirer; ils veulent de l’autorité, du pouvoir, dont ils se croient seuls capables de bien user; ils traîneraient à l’anarchie, à la dissolution, l’empire assez malheureux pour n’avoir pas de citoyens capables de les reconnaître et de les arrêter.
Combien serait coupable l’individu supérieur par sa force ou ses talents à cette horde insensée, qui voudrait la faire servir à ses desseins ambitieux; qui tantôt avec l’air d’une indulgence magnanime excuserait ses torts, adoucirait ses excès; tantôt avec une apparente sévérité, s’élèverait adroitement contre elle, pour lui porter des coups plus funestes; mais toujours la protégerait en secret, caressant ses erreurs, animant sa colère et dirigeant ses pas !
Telle a été la marche des usurpateurs, depuis Sylla jusqu’à Rienzi; tels sont les dangers qui suivent les révolutions; ils n’ont rien de particulier pour nous, ils tiennent à la nature des choses; il faut les connaître, les observer, les combattre : voilà le devoir des fondateurs de la liberté.
On vous a dénoncé des projets de dictature et de triumvirat; ils ont existé : il s’en forme toujours de pareils au renversement de la tyrannie : c’est son dernier rejeton, c’est la forme sous laquelle elle tente de se reproduire, lorsque la haine universelle l’a proscrit; elle couvre sa face hideuse du masque du patriotisme; mais son allure la trahit; on voit qu’elle attire à elle pour assujettir, et qu’elle persécute tous ceux dont elle craint l’oeil pénétrant.
On m’accuse d’avoir manqué de courage, et porté au conseil l’avis de quitter Paris. Quant à la première partie de cette proposition, je demanderai où il y eût plus de courage dans les jours lugubres qui suivirent le 2 septembre, à dénoncer les assassinats, ou à protéger les assassins ? On sait quel devoir j’ai rempli, quel sort m’avait été préparé, avec quelle fermeté je l’ai attendu.
Quant à la seconde partie de la proposition, je le nie hautement, et j’appelle en témoignage mes collègues inculpés avec moi; il est faux qu’aucun de nous ait émis l’avis de quitter Paris; mais ce qui est exact, ce qui était sage et nécessaire, c’est que nous avons traité la question de savoir si, dans le cas de l’approche des ennemis de Paris, il y aurait à prendre des mesures relatives au salut général de l’empire; si la sortie de l’Assemblée, du trésor national, du pouvoir exécutif et du roi même, qui appartiennent à toute la France, serait dans le nombre de ces mesures; et si le salut de Paris ne serait pas plus assuré par la sortie de ces objets, dont l’envahissement, la dispersion ou l’anéantissement doivent être le but principal de l’ennemi ?
Assurément cette grande question méritait bien d’être examinée, et nous eussions été d’indignes ministres de la nation ou d’ineptes administrateurs, si nous n’avions jugé le besoin de prévoir tous les cas et l’obligation d’étendre tous nos soins conservateurs au-delà des murs de Paris. Ceux-là calomnient le peuple, qui croient que ce peuple aurait condamné à s’engloutir dans une ruine commune avec lui tous les moyens qui restaient encore pour servir la France. Le peuple de Paris sait que l’Etat n’existe pas entièrement dans lui, qu’il peut même exister sans lui; et sur les bords de l’abîme, en s’y précipitant avec courage, il aurait encore de ses propres mains sauvé ce qui pouvait être encore le salut de la France.
Sans doute Paris a bien servi la liberté; c’est pour cela qu’il ne faut pas permettre que des aveugles ou des pervers l’y étouffent et l’enchaînent au nom du peuple qu’ils abuseraient; c’est pour cela que Paris doit se réduire à sa quatre-vingt-troisième portion d’influence, car une influence plus étendue pourrait exciter des craintes, et rien ne serait plus nuisible à Paris que les mécontentements ou la défiance des départements.
C’est parce que Paris a bien servi la liberté qu’il faut lui en assurer la jouissance par le parfait équilibre et la plus grande union de toutes les parties de l’empire. C’est pour cela qu’il ne faudrait pas souffrir qu’aucune députation, quelque nombreuse qu’elle fût, prétendît acquérir sur la Convention aucune espèce d’ascendant : car les meilleures lois ne peuvent résulter que d’une sage et mûre délibération; et celle-ci ne saurait avoir lieu qu’avec la plus entière indépendance, la plus franche liberté des opinions.
C’est pour cela qu’il faut à la Convention une force armée qui n’appartienne ni à Paris, ni à telle autre ville, mais à toute la république; car la Convention est le corps représentatif de la république entière, et ne peut être sans monstruosité, sans inconvénients, sans malheurs incalculables, assujettie à aucune de ses parties…
Voilà les vérités qu’il faut dire, parce qu’elles intéressent la sûreté, la paix et la prospérité de la France. Je ne m’arrêterai pas sur l’inconvenance de chercher, dans une révélation de ce que le devoir et la confiance faisaient traiter au conseil, un faux prétexte de calomnier des collègues : bien moins encore caractériserai-je le soin de fouiller dans mon domestique pour m’y trouver des torts; il est trop glorieux de voir qu’on soit réduit à me faire un ridicule de l’union et des vertus qui y règnent… J’ai des ennemis, je dois en avoir; car je suis intimement convaincu qu’il ne peut exister un véritable patriotisme là on il n’y a pas de moralité.
Je suis donc en défiance du civisme de quiconque est accusé de manquer de moralité, et je dois être craint ou détesté de tous ceux qui se trouvent dans cette classe. Elle est toujours nombreuse dans le temps des révolutions, et c’est d’elle que sortent les excès qui les défigurent.
La terre que les eaux abandonnent demeure quelque temps infectée des insectes qu’elle laisse à découvert et qui y périssent; mais les passions et les vices nourris par le despotisme lui survivent, et paraissent souiller la liberté naissante; mais bientôt sa puissante chaleur, semblable à celle d’un soleil radieux, purifie, anime et répand de toutes parts la vie et le bonheur.
Telle est l’espèce de révolution qu’il nous faut encore, c’est celle des moeurs. J’ose croire que je ne serai pas inutile à celle-là même; je ne rejette rien de la tâche imposée au ministre d’un peuple libre, et au sévère républicain.
Signé Roland ».
(La lecture de cette lettre est souvent interrompue par des applaudissements)
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Source : « Journal officiel de la Convention Nationale – La Convention Nationale (1792-1793), Procès-verbaux officiels des séances depuis le 21 septembre 1792, Constitution de la grande assemblée révolutionnaire, jusqu’au 21 janvier 1793, exécution du roi Louis XVI, seule édition authentique et inaltérée contenant les portraits des principaux conventionnels et des autres personnages connus de cette sublime époque », auteur non mentionné, Librairie B. Simon & Cie, Paris, sans date, pages 50 à 51.