Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes, selon Élisée Reclus

 

« Une proportion considérable des négocians et des employés, surtout en Angleterre et en Amérique, installent bravement femmes et enfans à la campagne et se condamnent eux-mêmes à faire deux fois par jour le trajet qui sépare le comptoir du foyer domestique. Grâce à la rapidité des communications, des millions d’hommes peuvent cumuler ainsi les deux qualités de citadin et de campagnard, et chaque année le nombre des personnes qui font ainsi deux moitiés de leur vie ne cesse de s’accroître. Autour de Londres, c’est par centaines de mille que l’on doit compter ceux qui plongent tous les matins dans le tourbillon d’affaires de la grande ville et qui retournent tous les soirs dans leur paisible home de la banlieue verdoyante. La Cité, le vrai centre du monde commercial, se dépeuple de résidents ; le jour, c’est la ruche humaine la plus active ; la nuit, c’est un désert.
Malheureusement ce reflux des villes vers l’extérieur ne s’opère pas sans enlaidir les campagnes : non seulement les détritus de toute espèce encombrent l’espace intermédiaire compris entre les cités et les champs ; mais, chose plus grave encore, la spéculation s’empare de tous les sites charmants du voisinage, elle les divise en lots rectangulaires, les enclôt de murailles uniformes, puis y construit par centaines et par milliers des maisonnettes prétentieuses. Pour les promeneurs errant par les chemins boueux dans ces prétendues campagnes, la nature n’est représentée que par les arbustes taillés et les massifs de fleurs qu’on entrevoit à travers les grilles. Sur le bord de la mer, les falaises les plus pittoresques, les plages les plus charmantes sont aussi en maints endroits accaparées soit par des propriétaires jaloux, soit par des spéculateurs qui apprécient les beautés de la nature à la manière des changeurs évaluant un lingot d’or. Dans les régions de montagnes fréquemment visitées, la même rage d’appropriation s’empare des habitants : les paysages sont découpés en carrés et vendus au plus fort enchérisseur ; chaque curiosité naturelle, le rocher, la grotte, la cascade, la fente d’un glacier, tout, jusqu’au bruit de l’écho, peut devenir propriété particulière. Des entrepreneurs afferment les cataractes, les entourent de barrières en planches pour empêcher les voyageurs non-paysans de contempler le tumulte des eaux, puis, à force de réclames, transforment en beaux écus sonnants la lumière qui se joue dans les gouttelettes brisées et le souffle du vent qui déploie dans l’espace des écharpes de vapeurs.

Puisque la nature est profanée par tant de spéculateurs précisément à cause de sa beauté, il n’est pas étonnant que dans leurs travaux d’exploitation les agriculteurs et les industriels négligent de se demander s’ils ne contribuent pas à l’enlaidissement de la terre. Il est certain que le « dur laboureur » se soucie fort peu du charme des campagnes et de l’harmonie des paysages, pourvu que le sol produise des récoltes abondantes ; promenant sa cognée au hasard dans les bosquets, il abat les arbres qui le gênent, mutile indignement les autres et leur donne l’aspect de pieux ou de balais. De vastes contrées qui jadis étaient belles à voir et qu’on aimait à parcourir sont entièrement déshonorées, et l’on éprouve un sentiment de véritable répugnance à les regarder. D’ailleurs il arrive souvent que l’agriculteur, pauvre en science comme en amour de la nature, se trompe dans ses calculs et cause sa propre ruine par les modifications qu’il introduit sans le savoir dans les climats. De même il importe peu à l’industriel, exploitant sa mine ou sa manufacture en pleine campagne, de noircir l’atmosphère des fumées de la houille et de la vicier par des vapeurs pestilentielles. Sans parler de l’Angleterre, il existe dans l’Europe occidentale un grand nombre de vallées manufacturières dont l’air épais est irrespirable pour les étrangers ; les maisons y sont enfumées, les feuilles même des arbres y sont revêtues de suie, et quand on regarde le soleil, c’est à travers une brume épaisse que se montre presque toujours sa face jaunie. Quant à l’ingénieur, ses ponts et ses viaducs sont toujours les mêmes, dans la plaine la plus unie ou dans les gorges des montagnes les plus abruptes ; il se préoccupe non de mettre ses constructions en harmonie avec le paysage, mais uniquement d’équilibrer la poussée et la résistance des matériaux ».

Élisée Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes« , extrait de La Revue des deux mondes, Paris, 73ème volume, mai-juin 1866, livraison du 15 mai 1866, p. 377.

Note : l’orthographe du texte d’origine est respectée, la source du document, réédité de nombreuses fois, provient de l’édition d’origine.

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