La nuit du 4 août 1789 est restée comme étant l’une des dates majeures de la Révolution française, grâce à la séance nocturne de l’Assemblée nationale constituante au cours de laquelle fut votée la suppression des privilèges féodaux.

Mais cette nuit fut précédée de débats majeurs, dont celles de la journée, comme en témoignent les deux extraits suivants qui débutent sur une remarque du député Pierre Dupont de Bigorre [1740-1793], député du Tiers Etat pour la sénéchaussée de Bigorre, sur laquelle rebondissent le marquis de Sillery et l’abbé Grégoire. La question centrale repose alors sur l’objectif recherché par la future déclaration des droits qui s’annonce et sur la nécessité ou non de l’accompagner d’une déclaration des devoirs.


M. Dupont, député de BigorreLe projet de faire une constitution est vaste, sans doute ; mais, pour l’exécuter, sont-ce des talents ou de la sagesse qu’on exige de nous? Etablissons et fixons d’abord les devoirs de l’homme ; car à qui donnerons-nous des lois, lorsque l’esprit si naturel d’indépendance aura exalté tous les esprits, et rompu les liens qui entretiennent le pacte social ? Préférons le doux sentiment de faire le bien, à la vanité de nous faire admirer ; que la postérité nous rende justice, et que, parmi tous les titres dont les représentants de la nation auraient pu s’honorer, ils n’ambitionnent et ne cherchent à mériter que celui de sage. Pour cela, commençons par faire une déclaration des droits et des devoirs de l’homme, afin qu’au moment qu’il pourra les connaître, il sache l’usage qu’il doit en faire, et les bornes qu’il doit y mettre. Alors la déclaration des droits présentera beaucoup d’avantages, et pas un danger. L’homme est porté à obéir à la loi, quand il en connaît les motifs ; il soumet volontiers sa force à son intelligence : et l’observation de la loi ne lui coûte rien, quand il croit trouver son bonheur dans l’obéissance. […]

M. le marquis de SillerySi je n’étais rassuré par l’indulgence que vous m’avez accordée jusqu’ici, et si je ne devais à mes commettants le tribut de toutes mes pensées, je ne me serais pas permis de suspendre davantage votre délibération.

La Constitution sera-t-elle précédée d’une déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Ce sont les vœux de nos commettants, et la nécessité nous en fait une loi.

La constitution d’un pays est le mode des lois qui gouvernent les hommes.

Pour établir ces lois, il faut développer les principes avec lesquels elles ont des rapports intimes. Il est donc nécessaire de les rappeler ; mais ce n’est pas des lois propres à tous les pays qu’il faut ici. La constitution d’un empire aussi vaste, aussi étendu, exige plus de combinaisons.

Dans l’ordre moral, toutes les lois devraient s’appliquer à tous les pays, à toutes les nations ; mais une longue expérience nous a démontré que les lois d’un pays ne sont pas applicables à tel autre. Les législateurs d’un peuple aussi immense doivent prendre en considération la différence des mœurs et des usages, qui varient comme les climats et les productions des pays.

Le but de nos travaux est de rendre la nation heureuse sans doute. Nous avons de grandes difficultés, de grands obstacles à surmonter ; les relations des lois embrassent bien des objets.

11 est une grande considération à laquelle on doit s’arrêter ; c’est l’intérêt des habitants de la campagne ; ce sont les plus nombreux et les plus utiles ; ils s’en rapportent à nous sur leurs intérêts ; ils nous abandonnent le soin de faire des lois.

Il ne faut pas leur en présenter d’inintelligibles ; il ne faut pas leur présenter des discussions philosophiques, qui, sans doute, les mécontenteraient ou qu’ils interpréteraient mal; il faut tout rapporter aux principes. Les idées que nous présenterons en seront les conséquences ; c’est ainsi que nous devons guider leur conduite et les diriger vers le bonheur.

Je me permettrai donc de vous adresser cette réflexion-çi : que ce n’est pas un ouvrage profond, un ouvrage philosophique qu’il faut leur présenter ; les habitants des campagnes ne sont pas faits à des idées métaphysiques.

Ce n’est cependant pas que je regarde la déclaration des droits comme inutile ; moi-même je la crois très nécessaire. Mais j’aurais désiré que ceux qui nous l’ont présentée l’eussent fait d’une manière plus simple, moins compliquée et à la portée de tout le monde; j’aurais encore désiré qu’elle fût présentée dans une forme moins didactique.

Législateurs de ce vaste empire, réfléchissez que vous devez faire le bonheur de vingt-quatre millions d’hommes; que votre premier devoir est de faire tout ce qui peut le leur procurer. Surtout n’oubliez pas, en apprenant à l’homme quels sont ses droits,, de lui apprendre aussi ses devoirs, de lui en montrer aussi la chaîne ; dites-lui que, le premier ou le dernier anneau en étant séparé, sa longueur est la même.

M. l’abbé GrégoireL’on vous propose de mettre à la tête de votre constitution une déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Un pareil ouvrage est digne de vous ; mais il ne serait qu’imparfait si cette déclaration n’était pas aussi celle des devoirs.

Les droits et les devoirs sont corrélatifs ; ils sont en parallèle ; l’on ne peut parler des uns sans parler des autres ; de même qu’ils ne peuvent exister l’un sans l’autre, ils présentent des idées qui les embrassent tous deux. C’est une action active et passive.

On ne peut donc présenter une déclaration des droits sans en présenter une des devoirs. Il est principalement essentiel de faire une déclaration des devoirs pour retenir les hommes dans les limites de leurs droits ; on est toujours porté à les exercer avec empire, toujours prêt à les étendre, et les devoirs, on les néglige, on les méconnaît, on les oublie.

Il faut établir un équilibre, il faut montrer à l’homme le cercle qu’il peut parcourir, et les barrières qui peuvent et doivent l’arrêter.

Beaucoup ont soutenu la thèse contraire ; beaucoup ont dit qu’il était inutile de parler spécialement des devoirs, puisque l’on ne pouvait exister qu’autant qu’il existe des droits. Je ne suis pas de leur avis, et je crois que la déclaration des droits est inséparable de celle des devoirs.

Séance du mardi 4 août 1789, ouverte à 9h du matin sous la Présidence de M. Chapelier

La séance a été ouverte à 9 heures du matin.

Source : Archives parlementaires de la Révolution Française de 1787 à 1860, première série (1787-1799) Tome VIII du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, extraits,  pages 340-341